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USA: “Maus” et George Orwell persona non grata dans les bibliothèques anglo-saxonnes
Monday 31 January 2022, by
“Maus” et George Orwell persona non grata dans les bibliothèques anglo-saxonnes
Le conseil scolaire du comté de McMinn, dans le très républicain Tennessee, a voté à l’unanimité le retrait du livre Maus des programmes d’un cours de troisième. La raison officielle : les grossièretés et les scènes de nudité que contient ce roman graphique qui, rappelons-le, relate le calvaire des parents d’Art Spiegelman, en Pologne, pendant la Seconde guerre mondiale.
AFP
“Maus” et George Orwell persona non grata dans les bibliothèques anglo-saxonnes
Nouvelles censures
Par Bérengère Viennot
Publié le 28/01/2022 à 15:31
Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, certains grands classiques de la littérature sont devenus l’objet d’une bataille rangée entre conservateurs et woke, qui veulent les interdire pour des raisons différentes.
Dans le monde anglo-saxon, la culture est devenue un ring de boxe où à chaque match, deux équipes idéologisées jusqu’à la moelle rivalisent de velléités de censure, chacune naturellement convaincue d’être dans le camp du bien. Plus inquiétant encore : ce match se déroule là où les enjeux sont des cerveaux tout frais, encore malléables, les recrues de demain appelées à intégrer à leur tour la grande armée idéologique ! Bienvenue dans les écoles, les campus et les bibliothèques de la division…
À ma gauche, la génération des « woke », ces « éveillés » dont les justes combats comme l’antiracisme, l’égalité des sexes et le droit à la différence sexuelle se sont peu à peu pervertis et durcis, jusqu’à en faire des inquisiteurs des temps nouveaux, arbitres autoproclamés du bien penser prompts à dégainer d’accablants qualificatifs frôlant le point Godwin à l’intention de tous ceux qui voudraient nuancer leur propos ou engager un véritable débat.
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À ma droite, les conservateurs pur jus, ancrés dans la société américaine depuis ses balbutiements, dignes héritiers des pèlerins du Mayflower et des bourreaux des sorcières de Salem, qui ne jurent que par Dieu, le drapeau et le droit de porter des armes, et qui, contrairement à ceux d’en face qui s’effarouchent de tout, semblent n’avoir peur de rien sauf de ce qui leur a permis de venir au monde : le sexe.
« Semaine des livres interdits »
Le 10 janvier dernier, le conseil scolaire du comté de McMinn, dans le très républicain Tennessee, a voté à l’unanimité le retrait du livre Maus des programmes d’un cours de troisième. La raison officielle : les grossièretés et les scènes de nudité que contient ce roman graphique qui, rappelons-le, relate le calvaire des parents d’Art Spiegelman, en Pologne, pendant la Seconde guerre mondiale : la mort de leur premier enfant, leur déportation dans des camps, leur libération et le suicide de la mère. Rappelons aussi que tous les personnages sont dépeints sous les traits d’animaux.
Pendant la réunion lors de laquelle la décision a été prise, un des membres a avancé que les jurons qui figurent dans l’œuvre feraient l’objet d’une sanction si un élève les proférait dans un couloir. « Et nous, on enseigne cela, et on enfreint le règlement de l’école ? » a-t-il ajouté, estimant important de protéger des âmes pures de la vulgarité et de la nudité dans un livre où des nazis assassinent et torturent des juifs par millions et où des adultes empoisonnent des enfants par amour.
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Ce n’est pas un cas isolé. L’envie d’interdire les livres est si forte et si ancienne aux États-Unis qu’il existe depuis 1982 une « banned books week » une semaine des livres interdits, qui met à l’honneur les livres contestés. En Oklahoma, un sénateur républicain, Rob Standridge, a récemment proposé une loi qui interdirait à toutes les bibliothèques d’écoles publiques de l’État de posséder des livres ayant un rapport avec « le sexe, les préférences sexuelles, l’activité sexuelle, les perversions sexuelles, la catégorisation basée sur le sexe, l’identité sexuelle, l’identité de genre » et qui frapperait de deux ans d’inemployabilité le bibliothécaire (viré) qui n’aurait pas retiré un tel livre dans les trente jours qui suivent la demande des parents.
Au Texas, un district scolaire de San Antonio s’est empressé « d’identifier et de retirer immédiatement 414 livres » de ses rayons. Dans le Mississippi, un maire refuse de débloquer les 100 000 dollars de financement du réseau de bibliothèques du comté de Madison tant que celui-ci n’aura pas purgé ses établissements des livres abordant les thèmes LGBTQ.
Décision « orwellienne »
« Tout ça me rend perplexe » a déclaré Art Spiegelman, le génial auteur de Maus, qui estime que le conseil d’école a pris une décision « orwellienne ». Justement, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est Orwell qui est mis sur la sellette, mais par le camp adverse. À l’université de Northampton, au Royaume-Uni, l’administration diffuse un « trigger warning », c’est-à-dire un avertissement à l’intention des étudiants sous prétexte que l’œuvre contiendrait des passages à caractère sexuel susceptibles d’offenser ou de blesser et « aborde des sujets difficiles liés à la violence, au genre, à la sexualité, aux classes sociales, à la race, aux agressions, aux violences sexuelles, aux idées politiques et au langage grossier ». Comble de l’ironie pour un livre dont le thème principal est la censure intellectuelle exercée par un régime totalitaire, censure ciblant tout particulièrement les livres ! On croit rêver, mais le cauchemar est réel.
Non loin de là, l’université de Salford a décidé d’avertir ses étudiants que la lecture de Jane Eyre, de Charlotte Brontë, ou de Les grandes espérances de Charles Dickens, pouvait être « éprouvante ». En 2020, à Burbank, en Californie, à la demande de parents, les écoles ont décidé d’interdire l’étude de certains livres, notamment Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee, Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain et Des souris et des hommes de John Steinbeck, pour cause de… racisme. Consternant.
Et en France ?
Heureusement que cette tendance n’a pas atteint la France, vous direz-vous. Raté. Souvenez-vous du livre illustré On a chopé la puberté, de Mélissa Conté Grimard, Séverine Clochard et Anne Guillard, ouvrage destiné aux préadolescentes publié en 2018, et franchement censuré après que des « progressistes » estimant qu’il véhiculait des idées sexistes ont publié une pétition qui a réuni plus de 150 000 signatures. Le livre s’étant vendu à 5 000 exemplaires, on voit qu’il n’est pas nécessaire de lire un livre pour le condamner. La pression a été si forte que Milan, la maison d’édition, a décidé de ne pas le réimprimer. Victoire, en France aussi, du camp du bien, seul détenteur de la vérité à délivrer aux fillettes.
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D’un côté donc, les ultra-conservateurs qui rêvent de censurer tout ce qui parle de sexe sans se rendre compte du paradoxe à le condamner plus sévèrement que toute forme de violence. De l’autre, les woke qui préfèrent qu’on les protège, eux et leurs enfants, des sujets qui fâchent et souhaitent passer l’intégralité de la culture au crible de l’intersectionnalité, mélangeant délibérément fiction et réalité et convaincus que la seule vision du monde qui devrait être autorisée est forcément la leur.
Difficile de ne pas voir à chaque épisode de censure nouvelle la réponse du berger à la bergère, dans une surenchère de brimades de l’esprit critique. Ces deux camps qui ne font rien pour cacher la haine qu’ils éprouvent l’un pour l’autre sont-ils seulement conscients qu’ils utilisent exactement les mêmes armes, celles de l’autoritarisme intellectuel et de l’intolérance ?
Par Bérengère Viennot