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Afghanistan Vivre sous les talibans. Les clandestins de Kaboul

dimanche 27 mars 2022, par siawi3

Source : https://www.courrierinternational.com/article/afghanistan-vivre-sous-les-talibans-44-les-clandestins-de-kaboul

Afghanistan

Vivre sous les talibans. Les clandestins de Kaboul

Ils étaient engagés politiquement ou ont travaillé auprès des Occidentaux. Aujourd’hui, ils risquent leur vie à trop s’exposer et vivent reclus. En se demandant comment rester debout.

Source : The Christian Science Monitor

Publié hier à 14h15

Kaboul, février 2022 Photo de Juan Carlos / Hans Lucas

Seul un masque chirurgical protège son anonymat – avec l’aide des vitres de voiture embuées par une journée d’hiver glaciale. Le jeune Afghan se retrouve soudain dans cet état à la portée de djihadistes armés, ceux-là mêmes dont la présence dans les rues le pousse à rester terré chez lui depuis plusieurs mois. C’est la première fois que l’ancien garde du corps effectue une sortie prolongée en voiture à Kaboul, depuis qu’il s’est reclus, en août, après le renversement par les talibans du gouvernement soutenu par les Américains et qu’il servait.

Au milieu du trafic chargé de Kaboul, des groupes de combattants barbus font signe à la voiture de passer, sans se douter qu’il y a à son bord un homme recherché. Des rangées de drapeaux talibans blancs et des murs de béton anti-souffle, récemment peints de slogans vantant la victoire islamiste sur les États-Unis, témoignent, à chaque coin de rue, du contrôle exercé par le nouveau régime, et rappellent à Monsieur A. (qui a demandé à garder l’anonymat par souci de sécurité) les raisons de sa clandestinité dont il ne voit pas la fin.

Certains amis de son ancienne unité des services de sécurité, qui protégeaient de hauts fonctionnaires, ont été capturés par les talibans, accusés de faire partie de l’État islamique concurrent, et exécutés, raconte-t-il, avant d’ajouter :

« C’est très difficile. Il ne se passe pas d’instant sans que nous pensions à la situation et à ce que le futur nous réserve. Si je ne quitte pas l’Afghanistan, je suis sûr que ma destination, c’est la mort. Ils vont me tuer. »

Se cacher pour survivre

Monsieur A. n’est qu’un parmi tant d’autres Afghans que la victoire éclair des talibans a contraints à une existence clandestine. En août dernier, toute personne liée à l’ancien gouvernement, ou engagée dans la société civile pour défendre les droits des femmes, l’État de droit ou même l’éducation des filles, est devenue du jour au lendemain un ennemi de fait de l’État, et une cible pour les talibans dans leur chasse à ceux qu’ils qualifient d‘ « infidèles ».

Comme une militante des droits de l’homme que nous avons interrogée, l’ancien garde du corps a raconté au Monitor, à Kaboul, comment il a fallu s’adapter à une nouvelle vie en Afghanistan en se cachant pour survivre. Un mode de vie marqué par l’anonymat qui entoure désormais toute leur vie personnelle et sociale, pour protéger non seulement leur intégrité physique, mais aussi leurs croyances profondes et les personnes qu’ils ont été.

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Avec force détails, ils évoquent leurs vies bouleversées, avec cette impression d’être prisonnier qui amplifie leurs peurs, leurs incertitudes et leurs rêves brisés – des sentiments qui envahissent leur champ mental, même s’ils cherchent les moyens de prendre un nouveau départ dans la vie, ailleurs dans le monde. Il leur arrive souvent de se demander ce qu’ils attendent au juste, ou même combien de temps ils sont prêts à rester cachés. Selon Monsieur A, sur les 2 000 personnes que comptait son unité, seules les « mieux placées » ont pu s’échapper grâce au pont aérien mis en place dans la confusion par les Américains, en août. Les cibles potentielles des talibans dans la société afghane étant très variées, ce sont, au bas mot, des dizaines de milliers d’Afghans qui se cachent actuellement dans le pays.


Des meurtres et des disparitions sont souvent signalés

Les talibans ont bien décrété une amnistie générale en août, mais cet engagement semble fréquemment bafoué, des meurtres et des disparitions étant souvent signalés. L’agence Reuters rapporte que, selon la mission de l’ONU en Afghanistan, depuis le 15 août, un grand nombre d’anciens responsables du gouvernement afghan, de membres des forces de sécurité et de personnes ayant travaillé avec le contingent militaire international ont été tués par les talibans et leurs alliés, en dépit de l’amnistie. « Les défenseurs des droits de l’homme et les professionnels des médias continuent de faire l’objet d’attaques, d’intimidations, de harcèlement, d’arrestations arbitraires, de mauvais traitements et d’assassinat », indique Reuters, en se référant au rapport de l’ONU.

« Nous qui vivons dans la clandestinité, nous ne pouvons pas nous fier aux promesses des talibans »

Ainsi parle Monsieur A, qui, de ce fait, n’a accepté d’être interviewé que dans la pénombre relative d’une voiture en mouvement, et à condition de ne pas se rendre dans trois districts de Kaboul où il court davantage de risques d’être reconnu par les talibans. En effet, la visite d’un étranger à son domicile – qui nous aurait pourtant permis de voir ce qui constitue son champ de vision quotidien à travers les fenêtres en miroir sans tain de son appartement – aurait risqué de compromettre la sécurité de sa famille. Quand on lui demande comment il tue le temps, il explique en riant qu’il dort toute la journée, s’inquiète toute la nuit, joue aux cartes ou à des jeux, et regrette de ne pas pouvoir « se ressourcer mentalement », malgré la télévision et Internet.
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Pour dangereuse que soit cette balade en voiture à travers Kaboul, il savoure le changement qu’elle apporte à sa routine monotone, d’autant plus que la perspective d’une évasion à l’étranger s’est éloignée depuis que la tentative d’un ami de demander un passeport pour lui a échoué. Le responsable taliban a en effet insisté pour que « la personne nous soit amenée », avant de finalement garder les originaux des documents. « Je n’ai aucun sujet de joie », confie Monsieur A, qui ajoute en plaisantant :

« Je crois qu’un jour vous ne me reconnaîtrez plus, parce que je serai devenu un pauvre idiot en train de rigoler, assis sous un arbre. »

Evanoui, le « rêve de pouvoir s’épanouir dans la vie »

Récemment diplômée d’université, Madame Z, qui a mené une lutte active contre les violences sexistes, pour l’émancipation des jeunes et pour le rétablissement de la paix dans une société déchirée par quarante ans de guerre, doit aussi composer avec les conséquences de sa vie passée. Aujourd’hui, elle a un nouvel emploi, neutre sur le plan idéologique, et s’efforce quand même de ne pas trop changer sa manière de s’habiller par rapport à ce qu’elle portait auparavant, malgré les nouvelles règles talibanes qui préconisent une tenue traditionnelle. Elle ne sort de chez elle que pour aller travailler. Sa « clandestinité » s’exprime sous une forme différente, et vise à masquer ce qui était son « rêve de pouvoir s’épanouir dans la vie ».

« Je cache complètement mon passé », explique Madame Z, qui s’est exprimée par téléphone pour ne pas avoir à rendre visite à un étranger au vu et au su de tous. Elle a supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux, ainsi que les références en ligne à son ancien militantisme. « Dans l’ensemble, tout cela va à l’encontre des opinions de ces gens-là [les talibans]. » Elle ne peut plus s’insurger contre les injustices qu’elle constate au quotidien, ce qui génère chez elle un profond sentiment de frustration.

C’est ainsi qu’elle a été interpellée dernièrement à un poste de contrôle par un combattant taliban, qui lui a fait remarquer que les vêtements qu’elle portait impliquaient qu’elle n’était « pas autorisée » à s’asseoir sur le siège avant de la camionnette, alors qu’elle s’y était installée pour profiter du spectacle de la neige en train de tomber, sur son chemin de retour du travail. « Cette nuit-là, je n’en ai pas dormi, tellement c’était complètement dingue ! Je ne parviens pas à décrire ni à exprimer ce que j’ai ressenti cette nuit-là… J’étais humiliée », raconte-t-elle.

Etre capable de faire les choses et ne pas pouvoir les faire

« Si j’étais seule, je ferais plein de choses, car j’ai étudié et je veux travailler dans ma société. Mais maintenant, il n’y a pas que moi qui compte », explique Madame Z, qui a renoncé à quitter l’Afghanistan pour pouvoir rester avec sa famille. « C’est très frustrant de vouloir quelque chose, d’être capable de le faire en en ayant physiquement et intellectuellement les moyens, mais de ne pas pouvoir le faire parce que quelques personnes vous en empêchent. Ça fait mal, surtout quand il s’agit de vos valeurs. » Sur les 13 membres du groupe d’amis de Madame Z, seules deux jeunes femmes sont restées dans le pays. Madame Z conclut :

« L’Afghanistan a été ramené vingt ans en arrière, dit-elle. Parmi les gens qui ont fait des études, la plupart ont quitté le pays, et ceux qui ne l’ont pas fait se cachent. »