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France : Georges Bensoussan : « Jérémie Cohen a été victime d’une barbarie décomplexée »
vendredi 8 avril 2022, par
Georges Bensoussan : « Jérémie Cohen a été victime d’une barbarie décomplexée »
Alexandre Devecchio
06/04/2022 à 20:59
ENTRETIEN - Le déchaînement de violence contre Jérémie Cohen avant son accident s’inscrit dans un processus de décivilisation, argumente l’historien.
Auteur de nombreux ouvrages salués par la critique, Georges Bensoussan a récemment publié un essai remarqué, « Un exil français. Un historien face à la justice » (L’Artilleur, septembre 2021).
LE FIGARO. - Jérémie Cohen, âgé de 31 ans, est mort à Bobigny, le 16 février, percuté par un tramway alors qu’il essayait d’échapper à une agression. Doit-on considérer ce drame comme un simple fait divers ou dit-il quelque chose de notre société ?
Georges BENSOUSSAN. - Il n’y a rien de moins « divers » qu’un fait divers, en particulier celui-là. Qu’un homme se fasse agresser par une bande d’une quinzaine de personnes, que l’un d’entre eux lui assène « des coups d’une violence extrême », qu’il arrive à s’extraire de la meute pour fuir et dans sa fuite ne voit pas le tramway arriver, c’est tout sauf un fait anodin. Or l’expression « fait divers » sous-entend des faits sans importance alors que l’on a ici un fait représentatif d’une société et d’une époque donnée.
Ici se pose la question de savoir qui décide qu’un fait est représentatif ou anecdotique… Le fait le plus banal dit en creux le fonctionnement d’une société. Lorsque nous avons publié Les Territoires perdus de la République, il y a vingt ans, et que nous avons mis sous les yeux des lecteurs un certain nombre de faits, violences antisémites, violences sexistes, comportements de plus en plus communautarisés, le chœur de la pensée conforme, cet équivalent bourgeois du Parti, s’était récrié à propos de la « non-représentativité » des faits que nous mettions en évidence. On connaît la suite.
Lire aussi : Jérémie Cohen, itinéraire d’un innocent : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/jeremie-cohen-itineraire-d-un-innocent-20220405
Ce déchaînement de violence (dont pour l’instant on ignore les causes) va au-delà du couplet sur « l’insécurité ». Il dit une barbarie décomplexée, celle d’une société française en voie d’ensauvagement, un processus de décivilisation dont les premiers à faire les frais sont les classes populaires et les petites classes moyennes, tout un monde rendu depuis longtemps médiatiquement invisible.
Vous avez fait référence à l’ouvrage collectif Les Territoires perdus de la République, que vous avez dirigé en 2002. Cette violence est-elle le produit de ces territoires ?
Cette violence dit un délitement social, une collectivité où l’on vit côte à côte mais pas ensemble, de moins en moins une société et de plus en plus un agrégat d’individus. Jamais autant qu’aujourd’hui le « vivre ensemble » n’a ressemblé à un slogan soviétique, de ce temps où Staline à l’issue de la Grande Terreur (1936-1938) parlait de « l’homme, ce capital le plus précieux ». Les Territoires perdus de 2002 n’étaient qu’une ébauche, aujourd’hui, des pans entiers du territoire sont livrés à cette violence.
Il faut avoir le courage d’interroger ce qu’en 2010 le sociologue Hugues Lagrange nommait « le déni des cultures », ce qui lui avait valu une volée de bois vert du parti de l’« accueil de l’autre ». Interroger le soubassement de cette violence, pas seulement son fondement social (qu’on connaît, ce qui n’a pas empêché de poursuivre la relégation des populations les plus pauvres à la périphérie des villes), mais son soubassement culturel, ce « choc des cultures » qui, combiné au poids de la démographie, peut freiner l’intégration des plus anciens et parfois conduire à un phénomène inédit de détricotage d’une intégration qui semblait acquise. Bref, penser à nouveaux frais les racines de la violence sur le plan anthropologique, ce qu’a remarquablement réalisé le pédopsychiatre Maurice Berger pour une grande partie des adolescents hyperviolents pris en charge dans son service.
Ce type de violences se banalise-t-il ?
Il suffit d’égrener la presse de province ou les sites de la police nationale pour constater l’extension et la banalisation de cette violence. La représentation bourgeoise de la France ressemble à une représentation Potemkine, un gouffre sépare le discours médiatique où tout semble encore fonctionner et la réalité d’un pays de plus en plus déstructuré, où la notion même de loi commune n’est plus entendue par des pans entiers de la société.
La famille, les médias et les politiques s’interrogent sur le caractère possiblement antisémite des faits. Qu’en pensez-vous ? Certains évoquent l’affaire Sarah Halimi. Les deux affaires sont-elles comparables ?
Nous ignorons tout, pour l’instant, du caractère antisémite ou non de l’agression. Le fait important demeure cette violence en meute déchaînée contre ce garçon comme contre bien d’autres, Juifs ou non, et la carence de l’État : la famille de Jérémie Cohen récolte la vidéo accusatrice qui relance l’enquête. Et les réactions d’un appareil d’État lent et frileux ici et diligent là. Comme dans l’affaire Sarah Halimi, où l’État faillit non par antisémitisme mais par faiblesse conjoncturelle, en termes clairs par lâcheté (ne pas « provoquer » les « quartiers sensibles » et des « populations déjà stigmatisées » ), et structurelle quand le pouvoir immense laissé à une seule juge d’instruction a pour conséquence un procès qui n’aura pas lieu et une césure irréparable pour les Français juifs.
Lire aussi : Mort de Jérémie Cohen : vers une nouvelle affaire Sarah Halimi ? : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/mort-de-jeremy-cohen-vers-une-nouvelle-affaire-sarah-halimi-20220405
La famille était opposée à la diffusion de la vidéo. Les images sont-elles cependant utiles pour alerter la société ?
Les images sont en effet utiles pour alerter la société, avec tous les risques de manipulation de l’émotion (voyez le désastre que fut l’affaire al-Durah de Gaza en 2000). C’est l’un des rares aspects positifs des réseaux sociaux que le témoignage visuel qui circule contre la chape de silence de tous les pouvoirs où qu’ils soient. Et contre l’échelle variable des indignations selon que la violence a lieu dans le 93 ou dans le 7e arrondissement de Paris.
Vous voulez dire qu’il y a une indifférence à l’égard des violences qui frappent les classes populaires ? L’insécurité physique et culturelle est-elle renforcée par l’insécurité sociale ?
La question de fond est moins le filet social français (efficace) que l’inégal partage des richesses, ici des profits faramineux et là des salaires calculés avec parcimonie. Cette répartition qui ne fait pas la une médiatique est marquée au sceau d’une telle iniquité qu’elle constitue en soi un désordre et une violence. A fortiori quand s’y greffe une immigration de peuplement dont une partie, mal intégrée, a participé à l’« insécurité culturelle » et sociale du pays. Quand le tissu social se défait, quand l’anomie s’installe, la violence voit s’ouvrir un boulevard devant elle.
La faillite de la gauche est aussi de n’avoir pas compris ce que les socialistes français du XIXe siècle avaient tôt entendu, qu’une immigration massive était l’alliée la plus utile du capitalisme. Derrière le volant de manœuvre du chômage de masse, les élites françaises, depuis une quarantaine d’années, ont fabriqué un baril d’explosifs. Ce qu’un Jaurès pouvait comprendre en 1893, pourquoi la « gauche sociétale » l’a-t-elle oublié ? Pourquoi un certain « antiracisme » a-t-il été dévoyé pour museler les classes populaires ? L’indifférence, la violence en meute, la passion du déni, l’abstention électorale, il s’agit apparemment de faits sans lien les uns avec les autres. En fait, ils disent tous la même chose, comment une société n’a plus vraiment la volonté de vivre ensemble.