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France : Penser la déconstruction, avec Pierre-André Taguieff, Souâd Ayada, Nathalie Heinich, Hadrien Mathoux...

mardi 26 juillet 2022, par siawi3

Source : https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/penser-la-deconstruction-avec-pierre-andre-taguieff-souad-ayada-nathalie-heinich-hadrien-mathoux?utm_source=nl_quotidienne&utm_medium=email&utm_campaign=20220725&xtor=EPR-1&_ope=eyJndWlkIjoiZWU1YTU1MWQyNmQzMmYxMmE0MzMyZDY4NmJjYmFiMmUifQ%3D%3D


Penser la déconstruction avec Pierre-André Taguieff, Souâd Ayada, Nathalie Heinich, Hadrien Mathoux...

Extraits

Propos recueillis par Etienne Campion

Publié le 25/07/2022 à 15:34

La fondation Res Publica fait paraître les actes de son colloque « La République face à la déconstruction » organisé en mars 2022. « Marianne » en publie des extraits, avec les interventions du chercheur Pierre-André Taguieff, de la philosophe Souâd Ayada, de l’universitaire Nathalie Heinich, et de notre collaborateur Hadrien Mathoux.

Pierre-André Taguieff  :

Quel est le sens du mot « déconstruction » dans l’usage courant depuis le début des années 2010 dans la plupart des démocraties occidentales ? « Déconstruction » signifie simplement « analyse critique à visée démystificatrice », comme dans les appels à « déconstruire les stéréotypes et les préjugés » (de race, de sexe, de genre, etc.) pour « lutter contre les discriminations ». Dans le discours pédagogique ordinaire, l’esprit critique est censé s’exercer désormais par la « déconstruction », mot magique. Il en va de même dans le discours politique des gauches radicales ralliées au décolonialisme, à l’intersectionnalité et à l’éco-féminisme, qui réduisent la pensée rationnelle à un produit de la « domination masculine » et de l’« hétéro-patriarcat » eurocentrique. Les réseaux sociaux facilitent la diffusion et l’imposition d’une novlangue. La police du langage y est reine et les campagnes de diffamation, visant à salir et à ostraciser les déviants, s’y multiplient à l’infini, en même temps que se banalise l’autocensure. C’est ainsi que, dans ces emplois du mot « déconstruction », l’esprit critique se retourne contre lui-même. Les origines heideggéro-derridiennes du terme ont été oubliées, et les nouveaux locuteurs, du moins pour la plupart d’entre eux, les ignorent. En sortant de l’espace universitaire et plus particulièrement des milieux philosophiques, le mot « déconstruction » a donc changé de sens. Mais ce sens s’est obscurci, pour se réduire à l’expression d’un ressentiment. Il reste un puissant désir de détruire.

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En déconstruisant tout ce qu’ils perçoivent comme politiquement ou moralement incorrect, les nouveaux déconstructeurs militants sont convaincus d’être « progressistes ». Mais le mot « progressisme » a lui-même changé de sens : privé de ses fondements rationalistes et de ses horizons universalistes, il désigne simplement la posture idéologico-politique qui prétend incarner le Bien, à savoir l’engagement à gauche ou à l’extrême gauche, défini par son objectif claironné : le combat pour l’égalité et la justice. Mais nombreux sont ceux qui, à gauche, ne se reconnaissent pas dans ce « progressisme » rhétorique. Le grand et légitime combat des Modernes pour la liberté et l’égalité, dans la culture « woke », s’est réduit à une police du langage et à une traque obsessionnelle des mal-pensants. L’indignation feinte, la dénonciation édifiante et la diabolisation du contradicteur rendent impossible la discussion publique entre interlocuteurs de bonne foi se respectant les uns les autres. La suspicion généralisée et la condamnation morale sans appel chassent le goût du débat.

On peut voir dans cette politique de l’intolérance vertuiste soit la dernière version culturelle en date de la grande illusion communiste (dont le décolonialisme est l’héritier), soit un avatar néo-gauchiste de l’esprit maccarthyste, devenu l’esprit du temps. Il faut rappeler que l’imposture criminelle qu’est le communisme, qui a toujours ses adeptes nostalgiques, ses militants et ses apologistes, tenait sa séduction de ce qu’elle avançait sous le drapeau du « progressisme » et promettait de réaliser universellement l’égalité des conditions après la destruction de la société capitaliste. Devenue folle, l’utopie égalitaire située au cœur de sa promesse d’un monde meilleur s’est redéfinie à travers le « wokisme », nouvelle figure de l’égalitarisme radical marié à l’étrange haine de soi cultivée par nombre d’intellectuels occidentaux, qui se sont spécialisés dans la mise en accusation de leur civilisation et la culture de la repentance perpétuelle. On peut y voir un néo-puritanisme punitif, inquisitorial et éradicateur, justement nommé cancel culture, culture de l’effacement ou de l’annulation.

(…)

Mais la grande différence du « wokisme » avec des courants ou des mouvements de pensée tels que l’existentialisme, le personnalisme, le structuralisme ou le déconstructionnisme – sans parler bien sûr du marxisme –, c’est qu’il n’a pas de penseurs et n’existe que par les gesticulations médiatiques d’activistes, de communicants, de formateurs ou de responsables d’associations qui vendent leurs services à l’État ou aux entreprises, non sans influencer le discours des acteurs politiques. La culture « woke » ne relève pas de l’histoire de la pensée mais de celle des produits marketing et des stratégies de communication, et surtout de celle des impostures intellectuelles. Rappelons ici la mise en garde de Valéry, lancée en 1919 : « Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous. » C’est pourquoi, d’une certaine manière, rien ne change. Les charlatans se suivent et se ressemblent. Comme les brûleurs de livres et les briseurs de statues.

Que reste-t-il de cette étrange et inquiétante aventure intellectuelle et politique qui a commencé à la fin des années 1960 ? Qu’en restera-t-il plutôt, après son inévitable effacement dû à ses excès, qui commencent à être perçus, aux États-Unis plus qu’en France, comme odieux ou ridicules ? Des flots de formules prétentieuses, pseudo-savantes et intimidantes, des énoncés lourdement provocateurs devenus des slogans, des monceaux d’écrits psittacistes ne suscitant plus que le rire ou l’ennui, des chasses aux sorcières lancées par des épurateurs. Cette longue vague de pédantisme académique aura permis aux médiocres de tous bords de se prendre pour des penseurs admirablement radicaux et originaux. Tel est l’effet récurrent du snobisme intellectuel. Mais ce dernier s’est doublé d’un terrorisme intellectuel dont les campagnes « wokistes » sont aujourd’hui la principale illustration.

On connaît désormais les deux principaux messages de la dernière version historique de ce snobisme de masse : déconstruire et, en déconstruisant, se déconstruire ; décoloniser, et, en décolonisant, se décoloniser. Et après ? Rien. Rien d’autre que dénoncer pour dénoncer, déboulonner pour déboulonner, effacer pour effacer. L’acte nihiliste parfait.

Hadrien Mathoux :

Passons maintenant à l’analyse des conséquences du succès du déconstructionnisme sur la gauche. En premier lieu, le prisme déconstructionniste remet radicalement en question les fondamentaux idéologiques de la gauche française depuis deux siècles. Alors que l’universalisme républicain cherche à promouvoir l’égalité entre tous, sans distinction de couleur de peau, de religion ou de sexe, sans reconnaître ces distinctions dans l’espace public, les intersectionnels et décoloniaux se proposent d’exalter les identités, dans une essentialisation permanente des individus ramenés à leurs appartenances communautaires et de genre.

L’intersectionnalité est une machine à produire du particularisme, à flatter le narcissisme des petites différences, à exhorter l’individu à penser à soi plutôt qu’au collectif. (…) Nous avons affaire à une pensée des minorités qui efface la volonté majoritaire, jugée tyrannique voire fasciste.

Alors que la gauche, dans le sillage des Lumières, a promu l’humanisme, la rationalité et la science, le postmodernisme décrète que ces certitudes philosophiques ne sont que des prétentions occidentales, des ruses de dominants en quelque sorte, qu’il faudrait déconstruire d’urgence. La vérité universelle n’existe plus, seul importe le ressenti individuel, érigé en norme sacrée. Enfin, on n’insistera jamais assez sur le fait que, loin d’être une continuation du marxisme comme le proclament de nombreux intellectuels libéraux anglo-saxons, la pensée de la déconstruction se détache du matérialisme historique et de la lutte des classes, s’épanouissant d’ailleurs dans des réseaux universitaires, loin des espaces traditionnels du mouvement ouvrier. (…)

La deuxième conséquence est évidente : quand la gauche cède aux thèmes de la déconstruction, elle a tendance à placer au second plan, dans le meilleur des cas sur un plan d’égalité, les problèmes économiques et sociaux. C’est arithmétique : quand on parle de déconstruction, d’hétéronormativité, de racisme systémique, de transactivisme… c’est autant de temps passé à ne pas parler de salaires, de services publics, de Sécurité sociale, de retraites, de répartition des richesses, de lutte contre la pauvreté. Et toute personnalité de gauche qui ne serait pas d’accord avec cette mise en avant considérée comme excessive de thématiques identitaires se voit rappelée à l’ordre sur le thème de la non-hiérarchisation des luttes. Ces débats autour de la déconstruction ont, en plus, le défaut de trôner très bas dans la hiérarchie des préoccupations des Français. (…)

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Les pensées de la déconstruction entraînent la gauche à moins parler de social, mais pire, elles obscurcissent son jugement. Dans ses formes les plus radicales, le mouvement woke plaque une vision schématique du monde, un monde binaire, manichéen, peuplé de victimes et d’oppresseurs qui sont toujours les mêmes. Les sciences sociales, lorsqu’elles sont polluées par le militantisme, ne cherchent pas à comprendre le réel mais à le tordre pour qu’il corresponde à certains présupposés idéologiques. On comprend le danger pour une gauche dont la compréhension de la société serait en permanence brouillée par le filtre des préjugés déconstructionnistes.

Enfin, la troisième et dernière conséquence de cette irruption hégémonique de la postmodernité à gauche est qu’elle entraîne la gauche dans une impasse stratégique : en effet, à terme, l’adoption de cette grille de lecture pousse la gauche à mener des guerres culturelles, dans lesquelles, face à une droite conservatrice et autoproclamée garante des traditions, elle s’attelle à être l’agent de la déconstruction systématique de toutes les normes et valeurs qui structurent la société française : déconstruction de la famille, déconstruction du couple, déconstruction du genre, déconstruction de l’histoire, de la culture française, déconstruction de la République, de la laïcité, de la nation… Toutes les identités personnelles et collectives du pays, considérées comme oppressives, sont ainsi vouées à passer au moulinet de la déconstruction.

Or, comment imaginer que cet imaginaire, qui aboutit à considérer la société comme une addition d’individus dépourvus d’attaches et ne pouvant être définis que par des particularismes communautaires, devienne un jour majoritaire ? Comment peut-on espérer gagner des élections nationales en répétant au peuple que ses traditions doivent être éradiquées, que sa culture ne vaut pas plus qu’une autre, qu’il devrait avoir honte de tout ce à quoi il est attaché, que la créolisation de sa civilisation est inéluctable et devrait être accueillie avec joie ? La mise en avant de ces thèmes identitaires, portés de surcroît par des militants souvent hors-sols dont l’attitude fait office de repoussoir pour les gens ordinaires, est un calcul stratégique douteux. De sorte qu’on ne voit pas quel avenir peut avoir la gauche en France si, pour reprendre l’excellente formule de Philippe Guibert, elle « cesse d’être le parti de la sécurité économique et sociale pour devenir celui de l’insécurité identitaire. »

Nathalie Heinich  :

La grande différence entre la situation actuelle et le gauchisme post-soixante-huitard, la deuxième « glaciation » qu’évoquait Jacques Julliard, c’est que ce mouvement déconstructionniste, « woke », n’est plus seulement un discours marginal limité à des groupes militants mais il est porté par les institutions françaises et européennes. De plus en plus d’appels à projets dans le domaine de la recherche, au niveau français et au niveau européen, sont liés à ces thématiques. Une collègue anthropologue spécialiste de l’islamisme me dit qu’elle ne peut plus travailler parce que tous les thèmes fléchés sur l’islam sont immédiatement réinterprétés « lutte contre l’islamophobie ». On ne peut plus enquêter aujourd’hui sur l’islamisme si l’on n’a pas la force de frappe d’un Gilles Kepel, d’un Alain Rougier ou d’un Hugo Micheron. Enfin, comme l’explique bien Laurent Dubreuil, aux États-Unis, ce mouvement est porté par les grandes entreprises, notamment les GAFA, qui imposent des formations obligatoires à l’éveil contre les discriminations.

Cette situation, extrêmement problématique, constitue une double atteinte aux valeurs républicaines : d’abord sur le plan universitaire, ensuite sur le plan politique.

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Sur le plan universitaire, c’est une atteinte à l’autonomie de la science et un détournement de fonds publics par le militantisme académique. En effet, nous ne sommes pas payés par nos concitoyens pour faire du militantisme à l’université mais pour produire et transmettre du savoir. Donc j’estime que cette militantisation de l’université constitue une forme de détournement de fonds publics, entraînant une baisse drastique du niveau intellectuel, une non-transmission des normes académiques propres aux différentes disciplines. C’est une réduction drastique du corpus de concepts utilisés dont ne subsistent que « domination », « discrimination », « patriarcat » etc. ; c’est une importation directe de slogans militants non interrogés, pris comme tels, du type « islamophobie », notion qui repose sur une confusion volontaire entre la race et la religion, l’appel à la haine et la critique des idéologies – confusion indigne de gens qui sont payés pour penser. Sur le plan politique, c’est une atteinte aux valeurs républicaines, à l’universalisme républicain par la réduction des individus à leur appartenance communautaire.

Souâd Ayada  :

Parmi les principes de la République, la laïcité est celui qui fait aujourd’hui l’objet des plus vives offensives des tenants de la déconstruction. Il convient de se demander pourquoi. Je formulerai quelques hypothèses qui mériteraient de plus amples développements. Saisie dans sa dimension philosophique, la laïcité synthétise le sens même de la République. En la déconstruisant, on s’attaque au maillon dont dépend toute la chaîne, à ce qui organise la société républicaine et la définit : un certain lien de volonté entre les citoyens qu’aucun autre lien, qu’il soit religieux, social, culturel, etc., ne saurait exprimer ou subsumer. Comme dans une opération militaire qui se veut décisive, ceux qui attaquent la laïcité visent le dernier rempart qui prémunit la République des effets de la déconstruction. Nul ne peut contester l’intensification du clivage intellectuel qui se développe sous nos yeux et qui fait de la laïcité l’enjeu du combat politique. Un principe de pacification de la société se voit transformé en arme de combat : arme de combat qui permet à un État dont le racisme est « systémique » de dénigrer une religion, l’islam, et d’exclure des citoyens, les musulmans ; arme de combat que l’on brandit contre les tenants de la déconstruction qui sont devenus des ennemis de la République.

La déconstruction s’appuie sur une certaine idée de la démocratie qui vient mettre à mal l’idée de République.

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Jacques Derrida fait rarement usage du mot République à l’égard duquel il manifeste, sans doute pour des raisons intimes, quelques réticences. En revanche, il parle volontiers de démocratie et tout particulièrement de « la démocratie à venir » qu’il distingue de la démocratie institutionnelle que manifestent les démocraties libérales. Cette « démocratie à venir » qu’il appelle de ses vœux est une forme de vie commune se déployant sans État, sans nation, sans souveraineté, et dans l’horizon de l’hospitalité inconditionnelle. Elle trouve dans des pratiques démocratiques renouvelées comme la démocratie participative une sorte d’avant-goût. Jacques Derrida semble très séduit par tout ce qui peut laisser advenir l’événement démocratique, par-delà la routine et la fatigue démocratiques. Or, ce surgissement du démocratique comme tel est rendu impossible en République et par la République. Celle-ci est d’une certaine façon l’ennemi de la démocratie, laquelle est aussi, en un certain sens, l’ennemi de la République. Des deux, Jacques Derrida préfère sans hésitation la démocratie qui autorise l’expression chatoyante et sans frein du multiple là où la République, qui veut « faire Un », cherche à en contenir les effets. Si la démocratie peut – et même doit – s’accommoder de l’existence de communautés, la République ne peut accepter qu’une seule communauté, la communauté politique, une et indivisible. Parce qu’il préfère le fragmentaire, le multiple et le décomposé, Jacques Derrida fait preuve d’une grande réserve à l’égard de la volonté de « faire Un » et de créer des formes de totalité.