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En Algérie, la mémoire piétinée de la « décennie noire »
mercredi 17 août 2022, par
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En Algérie, la mémoire piétinée de la « décennie noire »
Politique de l’oubli
Vingt ans après la fin de la guerre civile, une nouvelle loi d’amnistie est en préparation. Les familles des victimes, qui exigent inlassablement justice et vérité, dénoncent une « agression » et un « déni » de leur souffrance.
Photo : Souad, 16 ans, unique survivante du massacre de dix membres de sa famille à Oued Alleug (sud-ouest d’Alger) le 12 novembre 1996, est réconfortée par un voisin. (HZ/AFP)
par Rania Hamdi,
correspondance à Alger
publié le 16 août 2022 à 7h54
« Ça ne s’arrêtera donc jamais », se désole Cherifa Kheddar. La présidente de l’association Djazairouna, qui rassemble des familles de victimes du terrorisme en Algérie, a le visage fermé.
Le 15 juillet, un communiqué de la présidence a indiqué qu’un avant-projet de loi portant sur la grâce de 298 « détenus des années 90 condamnés définitivement » serait soumis au vote du Parlement en septembre. Depuis cette annonce, des rescapés des tueries et des proches des personnes tuées lors de la décennie noire (1991-2002) poussent la porte de sa maison, en quête d’explications et de réconfort.
C’est dans cette bâtisse nichée dans un verger de la commune de Ouled Yaïch, à 40 kilomètres d’Alger‚ marquée à jamais du sceau de l’horreur, que l’association a domicilié son siège. « Personne ne voulait nous louer un local par peur des représailles », explique Cherifa Kheddar. Le 24 juin 1996, la maison familiale fut encerclée par une bande d’hommes en armes. Son frère, Mohamed Reda, 36 ans, architecte, « qui refusait de financer les groupes terroristes », est exécuté. Sa sœur Lila, 34 ans, avocate, « qui s’abstenait de défendre leurs acolytes détenus », aussi. Les tueurs tirent une dernière balle qui érafle la nuque de la mère de Cherifa Kheddar avant de quitter les lieux en emportant
les bijoux.
Egorgés puis brûlés
La terrible guerre civile qui opposa l’Etat algérien à divers groupes islamistes armés dans les années 90, et fit près de 100 000 morts, s’est refermée dans un silence assourdissant au tournant du siècle. Un triple verrou a été posé sur la décennie noire : la loi sur la Rahma ( « clémence ») de 1995, qui consistait en une politique de la main tendue aux jihadistes repentis, puis le référendum sur la « concorde civile » organisé par le nouveau président Abdelaziz Bouteflika en 1999, et enfin la charte pour la « réconciliation nationale », votée en 2005. La future loi, elle, devrait régulariser les redditions de jihadistes survenues après l‘expiration du délai de six mois fixé dans les précédents textes.
« Si les premières lois avaient pour but de résorber la violence, quel est le but de la prochaine ? » se demande Fatiha, blessée au pied par balle lors du massacre de juillet 1997 de Hai Sidi Zerrouk à Larbaa, à 25 kilomètres d’Alger. Ce jour-là, Fatiha, qui avait à peine 15 ans, a perdu dix membres de sa famille. Ses parents, frères et sœurs et son neveu de 13 ans sont égorgés puis brûlés, sa belle-sœur enceinte enlevée. « Mon neveu a supplié les assaillants de le tuer par balles mais ils lui ont passé le couteau sur la gorge quand même. Les images des cinquante corps des habitants de mon quartier, rangés les uns
contre les autres, tous calcinés, me hantent jusqu’à aujourd’hui. »
Vingt ans après la fin de la guerre civile, les victimes et leurs proches ne parviennent pas à trouver le repos. Une disposition contenue dans la charte pour la réconciliation nationale interdit toute mention publique du mot « terrorisme » en Algérie et toute référence à cette période sanglante. Celui qui réveille le passé est susceptible d’être envoyé devant les tribunaux. Les revendications de justice, vérité et mémoire ainsi étouffées, le deuil est
devenu impossible.
Aucune aide de l’Etat
« Les mesures d’amnistie prises par l’Etat sont en faveur de ceux qui ont appelé à la violence et ceux qui ont pris les armes. Nous ressentons cette loi en préparation comme une nouvelle agression et une atteinte à la mémoire des victimes et leurs familles qui n’ont pas eu droit à une réparation juste du préjudice subi, rappelle Cherifa Kheddar.
Même les plaques de commémoration sont détruites juste après leur installation sans que personne ne réagisse. »
Fatma Zohra, sa sœur aînée, s’applique à préparer un repas aux familles de victimes. Frites et salade de poivrons. L’association ne reçoit aucune aide de l’Etat et refuse de réclamer des cotisations à ses adhérents. « A chaque fois, je me dis “j’arrête”. Le fardeau est devenu trop lourd. Mais quand je vois la détresse des familles, je me ravise car je ressens la même douleur, chuchote-t-elle en montrant du doigt sa petite-fille, qui joue à quelques mètres. Je ne veux pas qu’elle entende ces horreurs. »
Près d’elle, Souhila, 56 ans, raconte à son tour en baissant la voix. Son mari, professeur de dessin et membre de l’orchestre Andalous Widadia, a été tué en juillet 1997 dans un attentat à la bombe. Il refusait obstinément de ranger ses instruments de musique.
« Aucune famille n’accepte cette politique qui consacre l’oubli. J’ai appris la nouvelle de cette énième amnistie hier. Je n’ai pas encore eu le courage de le dire à mes enfants, dit-elle, le visage enfoui dans ses mains. Fethi est doué comme son père pour le dessin mais sans baccalauréat, il n’a pas pu rentrer à l’école des Beaux-Arts. La plupart des fils et filles des victimes n’ont pas pu suivre leur scolarité jusqu’au bout. »
« Déni de la souffrance »
« L’absence de réparation sociale, de logement, le montant dérisoire de la pension, accentuent la détresse psychologique. Le sentiment d’injustice prédomine », résume la psychologue Mitouri Malika, qui a fait partie de la première cellule de prise en charge des familles de victimes du terrorisme. Selon elle, le processus de deuil est entravé par « le déni de la souffrance » des rescapés.
Yamina, 58 ans, vêtue du voile intégral, comme beaucoup de femmes de son village très conservateur d’Oued Alleug, à une cinquantaine de kilomètres au nord d’Alger, dénonce elle aussi ces lois successives qui consacrent « l’impunité » : « Mon fils a grandi avec le sentiment d’injustice et la haine contre l’Etat qui a pardonné aux tueurs de son père. Au point de refuser de faire son service militaire. Il bricole comme il peut pour subvenir à nos besoins que ne peut couvrir la pension de victimes de terrorisme d’a peine 7 000 dinars [50 euros], dit-elle en serrant nerveusement son sac contre elle. Je n’accorderai jamais mon pardon. A quoi bon ? Les terroristes, eux, ne se sont jamais repentis de l’assassinat de mon mari. »