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« Nos silences sont immenses » de Sarah Ghoula

Un livre pour dire une Algérie qu’on raconte peu

mercredi 24 août 2022, par siawi3

Source : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/160822/un-livre-pour-dire-une-algerie-qu-raconte-peu?utm_source=article_offert&utm_medium=email&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D&M_BT=1289581865541

Un livre pour dire une Algérie qu’on raconte peu

Dans son premier roman, « Nos silences sont immenses », Sarah Ghoula propose une plongée dans le sud de l’Algérie coloniale, aux confins du désert, avec une jeune guérisseuse douée. Dans ce texte sur la transmission, l’autrice convoque les mythes et légendes de la tradition orale et raconte la lutte pour préserver ces héritages.

Faïza Zerouala

16 août 2022 à 17h54

Tout commençait mal pour Zohra. Elle est née sans crier et a le malheur d’être la dixième fille de Salma, tout juste veuve. De surcroît, l’enfant a un physique ingrat, la peau blême et un regard effrayant, celui « d’un diable », à cause de ses yeux vairons. Elle porte en elle la malédiction, se convainc sa mère, et est une bouche à nourrir inutile.

Mais la rencontre avec une guérisseuse va changer la donne. Celle-ci décèle un potentiel chez la petite et prend Zohra en apprentissage pour lui transmettre tous ses secrets. La même Zohra, devenue une vieille dame au crépuscule de sa vie, née il y a si longtemps, quand les naissances n’étaient pas célébrées, entreprend de dénouer les fils de son existence en la racontant au jeune Lahcen.

Telle est l’intrigue initiale de ce premier court roman, Nos silences sont immenses, publié aux éditions Faces cachées par Sarah Ghoula. Si le procédé littéraire se révèle assez classique, le récit l’est moins, tant il offre une plongée hors norme dans une sphère géographique peu exploitée en littérature.

L’autrice situe son intrigue dans l’Algérie coloniale, en laissant planer le mystère sur l’époque précise à laquelle elle se déroule.

Tout juste comprend-on entre les lignes lorsque Ghalya, la tisseuse juive, s’entretient avec l’imam, que nous sommes à l’orée de la guerre d’indépendance algérienne : « Si Mokhtar, quand tu parles de la fin de notre monde, je te crois aussi, quand tu dis que nos enfants ne sont pas prêts à affronter le suivant, qu’ils ne se l’imaginent même pas, qu’ils ne seront que de simples spectateurs, abusés et humiliés. »

Photo : Sarah Ghoula. © Linda Rachdi

En creux, ce roman raconte aussi le gouffre irrémédiable entre la culture imposée par les colons et les croyances et coutumes traditionnelles auxquelles les « indigènes » se cramponnent. Ces derniers ne veulent pas se perdre et se dissoudre dans d’autres mœurs étrangères.

La lutte et la tension sont permanentes pour sauvegarder coûte que coûte les traditions. La transmission, thème clé de l’histoire, se révèle primordiale car elle permet aux légendes de survivre à celles et ceux qui les racontent de bouche à oreille.

Mais elles sont aussi un poids. L’héroïne, Zohra, tout au long de l’histoire, se trouve en proie à des tiraillements intenses, entre sa volonté d’accomplissement et les attentes de sa famille et de son village. D’autant plus que Salma, la mère, est perméable au qu’en-dira-t-on.

De mystères aussi il sera beaucoup question dans ce roman, car l’autrice a choisi de s’inspirer de mythes et de contes séculaires, presque mystiques, pour raconter cette histoire empreinte de poésie et pleine de souffle.

Les descriptions sont évocatrices et millimétrées. On imagine et on entend Lalla M’Barka, la guérisseuse, mixer ses poudres, piler ses graines, trier ses plantes et effectuer ses savants mélanges en transvasant les liquides de ses fioles. Tout comme on sent l’odeur de ses onguents préparés avec minutie.

Très tôt, la guérisseuse prévient Salma : sa fille doit être pieuse, car elle doit s’en remettre au Tout-Puissant pour exercer son art et, surtout, « Guérir est une affaire de femmes […], parce que cela requiert de la patience, du cœur et une puissance sanguine. C’est pour cela qu’on saigne tous les mois, pour purger cette puissance qui foudroierait les hommes. »

La petite, dotée d’une curiosité et d’une intelligence remarquables, apprend vite, très vite. À tel point que sa réputation la précède, et bientôt le bruit court dans les villages alentour que Zohra a un don. Tout le monde se presse à sa porte, certains viennent de loin.

Seulement, l’arrogance de sa mère face au succès de sa fille jouera des tours à cette dernière jusqu’à l’éloigner des siens, sur tous les plans.

Professeure de lettres modernes, Sarah Ghoula, 31 ans, a quitté l’éducation nationale, épuisée par le manque de moyens structurel. Elle a emprunté plusieurs voies de reconversion, dont l’entrepreneuriat, et, aujourd’hui, investit la littérature.

Tout a commencé lorsque, à l’âge adulte, elle a ressenti le besoin de mieux connaître son histoire familiale, toujours parsemée de silences et d’impasses. Elle a puisé dans celle-ci pour nourrir ce premier roman.

Ses racines plongent dans l’Algérie du Sud, « aux portes du désert », et Sarah Ghoula raconte à Mediapart comment cet endroit imprègne son ouvrage. « Lors de l’un de mes séjours là-bas, je me suis intéressée à ce que les vieilles dames de la famille avaient à raconter. C’était intéressant et c’est ce que j’ai essayé de retranscrire dans le roman. Les histoires qu’elles racontaient étaient toujours très poétiques : dans ce coin, il y a une manière de parler qui est très métaphorique, avec beaucoup d’images. C’est de ça que je me suis inspirée. »

À l’origine, Sarah Ghoula, passionnée de littérature, ambitionnait d’écrire sur tout autre chose et surtout pas sur le pays natal de ses parents. « Je ne voulais pas être la énième autrice issue de la diaspora algérienne qui écrit sur l’Algérie pour son premier roman, je m’étais promis de ne pas le faire. Mais je pense qu’il y a une forme d’inconscient plus forte que nous, et le personnage de Zohra s’est imposé à moi. »

Éviter l’orientalisme et le folklore

Dans sa vie, la jeune romancière a beaucoup lu. Des auteurs algériens, comme Assia Djebar ou Kateb Yacine. Pour elle, Nedjma, le chef-d’œuvre de l’auteur, sonne comme « une fulgurance » littéraire. Et surtout, Sarah Ghoula s’est abreuvée de littérature subsaharienne, comme les livres de Cheikh Hamidou Kane ou d’Amadou Hampâté Bâ, qui dépeignent une réalité plus proche de la vie dans le sud de l’Algérie.

Dans son roman, Sarah Ghoula raconte comment la jeune Zohra décide d’apprendre à lire et à écrire auprès de la fille de l’imam, au grand dam de sa mère qui juge l’entreprise inutile.

L’imam a alors recours à plusieurs arguments : « Elle apprendra de nombreux versets que les vieilles des villages ne connaissent plus et de la poésie aussi. Son éloquence sera meilleure et ce ne seront plus les villageois qui viendront alors pour se soigner auprès d’elle ; mais tous les Arabes des villes, qui s’habillent comme les Blancs et qui parlent leur langue aussi, ceux qui ont presque oublié leur sang, ils viendront quand ils sauront que votre fille sait lire et écrire et qu’elle parle une langue pure. Le temps de l’oral finira bientôt, il s’en ira avec nous. »

La mise en scène cet apprentissage lui a été inspirée par l’une de ses tantes qui lui a raconté comment son grand-père la faisait lever avant l’aurore pour lui faire tailler les calames, ces stylos fabriqués à partir d’un roseau coupé et séché, qui servent à écrire sur des planches en bois, les luhas. Ainsi, sa tante a fait partie des rares femmes de cette époque à avoir appris à lire et à écrire.

Ce roman vaut pour ses qualités littéraires indéniables mais aussi parce qu’il sait éviter les écueils. L’originalité et la réussite du roman résident dans la capacité de son autrice à ne jamais abuser du folklore et des légendes qui y sont évoquées. Le ton est juste, la plume s’engouffre dans des sphères énigmatiques tout en restant infiniment délicate et profonde.

Le regard de Sarah Ghoula sait éviter l’orientalisme. L’autrice craignait d’y sombrer en écrivant cet ouvrage qui célèbre les traditions tout en évoquant leurs limites. « Je ne voulais pas raconter des mythes et légendes avec la vision de la petite Française qui regarde le bled de loin. J’ai essayé de ne porter aucun jugement sur les traditions. C’est pour cette raison que j’ai opté pour la poésie pour raconter certaines d’entre elles. »

Ses parents ont relu le manuscrit afin de s’assurer de la justesse de l’écriture et du récit. Et elle a choisi de faire confiance à la maison d’édition indépendante Faces cachées pour publier ce texte, convaincue que dans cette structure son récit serait compris, tel quel.

L’objectif de Sarah Ghoula était de dépeindre une Algérie qu’on raconte peu. Et par son roman, elle y parvient avec brio. Souvent, l’autrice, en écoutant les histoires des anciennes, était presque agacée par l’absence de chute à leurs récits. Pourtant, pour Nos silences sont immenses, elle a voulu reproduire cet effet. La fin du roman est énigmatique, presque frustrante, mais elle laisse cours à l’imagination, le fil rouge de l’histoire de Zohra.