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France : Romain Gary, contre les tartuffes de l’antiracisme
lundi 12 septembre 2022, par
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/culture/romain-gary-contre-les-tartuffes-de-l-antiracisme-20220812
Romain Gary, contre les tartuffes de l’antiracisme
Par Alexandre Devecchio
Publié le 12/08/2022 à 06:00, Mis à jour le 12/08/2022 à 11:52
LES PROPHÈTES DES TEMPS MODERNES (5/7) - Chacun à leur façon, ils ont pressenti et mis en mots ce qu’allait devenir le monde actuel. Cette semaine, Romain Gary. L’auteur de « Chien blanc » est le premier à mettre en garde contre la dérive d’un certain antiracisme militant et les effets pervers des stratégies de repentance.
C’était en 1978, deux ans avant sa mort. À la question « vieillir ? », posée par la journaliste Caroline Monney, il avait répondu : « Catastrophe. Mais ça n’arrivera pas… »
Quarante et un ans après sa disparition, Romain Gary n’a pas vieilli. Certes, le personnage flamboyant a parfois éclipsé l’écrivain. De lui, on retient volontiers l’aviateur héros de la France libre ; le caméléon, qui signa plusieurs romans sous le nom d’emprunt d’Émile Ajar ; le suicide, le 2 décembre 1980, d’une balle dans la bouche avec un revolver Smith & Wesson. Mais la légende qu’il a lui-même bâtie ne doit pas faire oublier son génie littéraire, ni le caractère visionnaire de nombre de ses romans. « Une voix actuelle et universelle, des mots d’hier pour dire quelque chose du monde d’aujourd’hui », résume le journaliste et écrivain Éric Fottorino. Plaidoyer pour la sauvegarde des éléphants, Les Racines du ciel (prix Goncourt 1956) sont un des premiers grands romans écologistes. Gary fut tout aussi précurseur sur les questions identitaires. Dans son deuxième roman, Tulipe (1946), il évoque l’élection à la Maison-Blanche d’un président noir. Trente ans avant La Tache de Philip Roth, bien avant l’apparition du mot « woke », il est aussi le premier, dans Chien Blanc, à mettre en garde contre la dérive d’un certain antiracisme militant et les effets pervers des stratégies de repentance.
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Gary tire sa prescience de son expérience de Français exilé aux États-Unis. Son poste de consul de France à Los Angeles dans le contexte de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, fait de lui un spectateur privilégié de la guerre civile entre « l’Amérique blanche » et « l’Amérique noire ». Mais c’est surtout son mariage tumultueux avec l’actrice Jean Sebergqui va le placer aux premières loges de la tragédie raciale américaine. Car l’étoile hollywoodienne, Jeanne d’Arc d’Otto Preminger et héroïne d’À bout de souffle, est aussi une militante antiraciste très impliquée dans la cause des « Afro-Américains » , y compris aux côtés du sulfureux Black Panther Party, mouvement nationaliste noir favorable à la lutte armée, notamment contre la police.
Contre la posture de l’artiste engagé
Né à Vilnius dans l’Empire russe, issu d’une famille d’artisans juifs, Romain Gary, Roman Kacew de son vrai nom, a été marqué par l’antisémitisme dans son enfance et est entré en résistance dès l’appel du 18 Juin. La lutte contre le racisme aurait pu réunir l’actrice et l’écrivain, elle va les séparer. Car s’il croit plus que quiconque en l’égale dignité des hommes, l’auteur de La Vie devant soi, est exaspéré par la posture de l’artiste engagé. Et si son aura de star, son goût pour le cabotinage et la mise en scène font qu’il est comme un poisson dans l’eau à Hollywood, il n’en est pas moins allergique à l’hypocrisie du monde du spectacle.
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À Los Angeles, la maison qu’il partage avec Jean est devenu « le quartier général de la bonne volonté libéral blanc-américaine », ainsi que l’auberge espagnole des organisations- groupuscules, squattée jour et nuit par des militants. « Je n’en peux plus. Dix-sept millions de Noirs américains à la maison, c’est trop, même pour un écrivain professionnel, persifle-t-il… Je souffre de ne pas reconnaître à moi-même cette autorité maritale du code Napoléon d’un autre temps, mais dont, secrètement, j’aurais bien aimé pouvoir me réclamer pour foutre à la porte de chez moi quelques-uns des croquants noirs qui font payer un “impôt sur la culpabilité” à mon épouse blanche. »
Coup de griffe à Marlon Brando
Gary déteste le racisme, mais aussi les « belles âmes » qui instrumentalisent l’antiracisme pour se donner bonne conscience ou se faire de la publicité sur le dos des Noirs : ceux qu’il appelle « les professionnels de la souffrance des autres ». Dans une scène d’anthologie de Chien Blanc, il raconte une collecte de fonds pour les pauvres Noirs. Cette soirée caritative a lieu dans la maison d’un producteur à Bel Air et réunit tout le gratin hollywoodien dont un certain Marlon Brando. Gary raille l’exhibitionnisme de l’acteur du Parrain : « Je comprends bien qu’il entendait mimer ainsi l’attitude “dos au mur” des Panthères noires. Mais chez un millionnaire qui ne risque même pas un coup de pied au cul, cela ne faisait même pas ‘‘Panthère blanche’’, cela faisait caniche de salon qui pisse sur le tapis. » L’écrivain n’est pas dupe du cirque hollywoodien, ni des faux-semblants d’une certaine bourgeoisie progressiste. Mais il est tout aussi conscient de l’exploitation de « la mauvaise conscience blanche » par certains militants noirs qui, souvent de manière vindicative, font commerce de leur propre souffrance. « Il y a des organisations de Noirs dont le seul but est de soulager les Blancs, de les soulager de leur argent et de soulager leur conscience. Ils mettent l’argent dans leurs poches et les Blancs se sentent mieux. Bientôt, chaque Blanc “coupable” qui est assez riche pour se le permettre aura sa propre organisation de Noirs chargée de l’aider à se sentir un type bien. », écrit-il.
Lire aussi : Rosa Parks, l’icône américaine des droits civiques : https://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2013/01/18/10001-20130118ARTFIG00551-rosa-parks-l-icone-americaine-des-droits-civiques.php
Plus profondément, Gary comprend que la rhétorique culpabilisatrice et victimaire de certains antiracistes est un piège. Loin de participer à la réconciliation des Noirs et des Blancs, celle-ci ne fait, à ses yeux, qu’alimenter le ressentiment de part et d’autre, et risque à terme de déboucher sur une balkanisation de la société américaine, et même sur un racisme inversé faisant des Blancs les nouveaux boucs émissaires. Gary est d’autant plus hostile à la logique victimaire qu’il ne s’est jamais étendu sur les injustices dont il a lui-même souffert en tant que Juif, préférant transcender ses blessures intimes en écrivant.
Une vision du monde universaliste
Roman en partie autobiographique, Chien Blanc, paru en 1970, peut aussi se lire comme une allégorie de la « guerre des races ». L’action se déroule durant l’année 1968, en pleine lutte des Noirs américains pour leurs droits civiques et pendant les émeutes raciales qui suivent l’assassinat de Martin Luther King. Gary raconte comment un berger allemand, qu’il a recueilli, vient bouleverser sa vie et celle de Jean. Au grand désespoir de ses nouveaux maîtres, le chien perdu, en apparence affectueux, se révèle être un « chien blanc », autrement dit « un chien raciste » spécialement dressé, dans les États ségrégationnistes, pour attaquer les Noirs et les tuer. Ne parvenant pas à se résoudre à le faire abattre, Gary confie la mission de le rééduquer à un dresseur noir. Mais ce dernier, loin de lui désapprendre la haine, va, au contraire, le conditionner pour haïr les Blancs. Le chien blanc va se transformer en chien noir dressé pour attaquer les Blancs. La métamorphose du berger allemand symbolise le cycle sans fin, la spirale infernale, que constitue, pour Gary, l’antiracisme, lorsqu’il est fondé sur la lutte des races. Le livre sonne aussi comme une charge contre les Black Panthers et leurs discours guerriers dirigés contre les Blancs.
Lire aussi : Port d’armes, wokisme, avortement, racisme, covid : les États-Unis à l’heure de la grande fracture : https://www.lefigaro.fr/international/port-d-arme-wokisme-avortement-racisme-les-etats-unis-a-l-heure-de-la-grande-fracture-20220729
En lisant Chien blanc aujourd’hui, on se rend compte à quel point Gary avait visé juste. Le « radicalisme chic » des sixties contenait en germe les dérives contemporaines qui fracturent non seulement la société américaine, mais aussi la plupart des sociétés occidentales : le wokisme, la cancel culture, l’antiracisme racialiste… À ces logiques manichéennes, l’auteur de La Promesse de l’aube oppose sa vision universaliste, défendant l’humanité de tous les individus, qu’ils soient Noirs, Blancs ou Juifs. Pur produit de la méritocratie et de l’assimilation républicaine, Romain Gary, bien que fasciné par la vitalité bouillonnante des États-Unis, reste profondément et passionnément français, lançant un jour à la radio américaine : « Lorsqu’un porte-parole français, deux mille ans, s’adresse au public américain, trois cents ans, il parle au nom de vingt siècles de civilisation. » Il n’imaginait pas que le modèle de société américain, jusque dans ses pires défauts, traverserait l’Atlantique pour précipiter la décomposition du vieux continent.