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France : « Trans » : dépassons le clivage entre « inclusifs » et « essentialistes », par Sabine Prokhoris
samedi 17 septembre 2022, par
Tribune
« Trans » : dépassons le clivage entre « inclusifs » et « essentialistes », par Sabine Prokhoris
15 septembre 22
Pour la philosophe, la question trans s’avère bien plus complexe que l’affrontement entre deux camps, comme on l’a vu au moment de la polémique sur le Planning familial.
Affiche du planning familial qui a fait polémique le 18 août 2022. On y voit deux hommes dans une salle d’attente, l’un d’eux attendant visiblement un bébé. Juste en dessous, ce slogan : « Au planning, on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
LAURIERTHEFOX / PLANNING FAMILIAL
Par Sabine Prokhoris*
Publié le 15/09/2022 à 09:15, mis à jour le16/09/2022 à 09:40
Au musée de l’hôpital de Tavera à Tolède, l’amateur de peinture peut contempler un bien troublant tableau, peint par Ribera en 1631. Intitulé La mujer barbuda (Magdalena Ventura con su marido), il représente une femme à longue barbe, aux traits clairement masculins, qui donne le sein à son enfant, auprès de son époux. Les personnages, ni triomphants ni honteux, font face au spectateur. L’étrangeté du motif, et l’acceptation tranquille de cette situation peu ordinaire sont commentées par le peintre, sans voyeurisme ou fascination pour le « monstrueux », en ces termes : « En magnum natura miraculum » (un grand miracle de la nature).
Il y a quelques semaines une affiche du Planning familial prétendait faire la leçon inclusive aux ignorants : « Au Planning, on sait que des hommes aussi peuvent y être enceints ». Une image grossièrement édifiante représentait un homme (« racisé » visiblement, pour faire d’une pierre deux coups) « enceint », assis, le ventre rond, auprès d’une figure de femme (?) semble-t-il barbue mais à la coiffure codée comme féminine (compagne ? compagnon ?), les deux arborant (hélas) l’air le plus nigaud du monde.
Aucun rapport entre ces deux images, si ce n’est la représentation d’une figure que l’oeil identifie spontanément comme masculine dans une circonstance associée à la réalité de la physiologie féminine : la grossesse et l’allaitement.
À des années-lumière de la profondeur humaine du tableau de Ribera - pour n’avoir certes nulle idée de l’actuelle problématique trans, le peintre a bien capté, à travers un cas exceptionnel qui relevait seulement des caprices du hasard, quelques enjeux de nos représentations et de nos inquiétudes en matière de sexuation -, la sotte campagne du Planning familial plonge dans la confusion. Une confusion qui semble avoir également envahi les esprits, au cours du débat - un affrontement plutôt -, qui s’est immédiatement enflammé, et de tous bords très irrationnellement.
Dans un « camp » les « inclusifs », craignant d’être taxés de « transphobie » s’ils se risquaient à questionner la visée d’une campagne biaisée par des enjeux activistes, à commencer par la ministre de l’Egalité femmes-hommes (toujours sur le pont pour les « bonnes causes ») ; dans l’autre des « féministes » insurgées contre cette scandaleuse atteinte à l’évidence « naturelle » et à l’exclusif privilège des femmes, l’essentialiste Marguerite Stern en tête, en binôme militant avec Dora Moutot. Bataille d’Hernani sur le front de la sexuation, oubliant le principal : à savoir la complexité, pour tous, de cette question.
Le double déni du Planning familial
Tentons un pas de côté, pour aborder l’affaire d’une manière moins passionnelle. Moins naïve aussi, tant sur les douteuses intentions du Planning que sur les certitudes inquestionnées du choeur des horrifiés.
Première remarque : oui, il peut arriver qu’un homme à l’état-civil, puisse, volontairement ou non - l’inconscient étant parfois plus fort que les hormones -, se trouver « enceint », s’il s’agit d’une personne trans non opérée. Et, si rare que cela puisse être, non seulement dans la population générale, mais parmi les hommes trans, il n’est pas choquant que le Planning familial fasse savoir qu’il accueille et prend en compte la situation spécifique de ces personnes. En revanche une femme trans, même opérée, n’aura jamais d’utérus, et ne saurait donc en aucun cas se trouver enceinte. Aucun trans ne l’ignore, sauf à divaguer.
Or le Planning, au lieu de tout simplement dire qu’il peut adapter son accompagnement aux situations spécifiques que peuvent connaître quelques hommes trans, nous sert un double déni. Car non, ce ne sont pas « des hommes » en général, qui « peuvent être enceints ». Ce sont des hommes trans, innommés dans l’affiche (innommables ?). Nul homme non trans ne pourra être « enceint », même si le fantasme de grossesse masculine est des plus répandus, de Zeus enceint d’Athéna ou de Dionysos (dont il accouche par des voies assez spéciales), aux couvades lors de la grossesse d’une compagne et autres crises de colites néphrétiques lorsque celle-ci accouche.
Cela nous conduit à deux questions.
D’abord, pourquoi le Planning s’y prend-il de cette façon falsificatrice ? Entreprendre de faire le « buzz » sur l’homme « enceint », n’est-ce pas l’arbre (réaliste, certes) qui cache la forêt d’un discours politico-théorico-militant quant à lui proprement fou ?
Un féminisme beauvoirien profondément anti-naturaliste
Ensuite : pourquoi avons-nous tant de mal à admettre - à supporter - que les hommes et les femmes ne soient pas uniquement et directement définis par leur appareil reproductif ?
S’agissant du premier point, voyons le « Lexique trans » du Planning - police du langage à l’usage de ses employés - : « Assignation à la naissance : à la naissance, les médecins décident, selon des normes de longueur du pénis/clitoris, si l’individu est un garçon ou une fille ». Cela vaut pour tout nouveau-né, et pas seulement dans les cas d’ambiguïté sexuelle. Non, ce n’est pas un canular. Un délire psychotique ? Ça y ressemble furieusement - sauf que cette vision fantasmagorique est labellisée « Planning familial ».
La formule, extravagante, est à mettre en rapport avec la définition, par le même lexique, du genre comme « classe sociale [?] construite culturellement », qui « en Occident » [sic], « admet deux catégories, dont une dominée : les femmes ; et une dominante : les hommes ». Comme le monde est simple...
En clair : la sexuation, réduite au « genre » selon les saints auteurs du lexique politiquement « savant » - et non raciste, surtout, d’où l’homme enceint « racisé » du message de propagande -, procède non d’un quelconque rapport à la réalité anatomo-physiologique (encore que le Planning concède, on comprend mal pourquoi d’ailleurs, une indistincte distinction pénis/clitoris), mais de la « décision » intégralement performative qu’imposeraient ces suppôts du « récit » « hétéropatriarcal blanc » que sont les médecins.
En quoi un tel propos peut-il être utile aux personnes trans, lesquelles ne sont pas délirantes ? On ne sait.
Ce qui bel et bien s’escamote dans un débat aussi faussé, c’est l’obscure question de la sexuation.
Contrairement à ce que proclame un discours simpliste jusqu’à la caricature, qui se veut féministe mais fait l’impasse sur la réflexion profondément anti-naturaliste d’un féminisme beauvoirien, s’identifier comme homme ou femme ne découle pas tout droit de la réalité anatomique. On le comprendra mieux si l’on médite cette phrase lumineuse d’Erving Goffman : « On devrait réfléchir au sexe comme à une propriété des organismes et non comme à une classe d’organismes ».
Ce fait psycho-somatique (la sexuation), ne procède pas non plus d’un complot des blouses blanches ou, inversement, d’une révolte contre lui.
La rare liberté de Fanny Ardant
Chez tous, il est le fruit d’un parcours qui, dans le jeu aléatoire d’identifications inconscientes, érotise invinciblement la relation, jamais écrite d’avance, entre la matérialité du corps et ce qu’on peut appeler le « genre », au sens simple de l’ensemble des représentations, mouvantes, irrémédiablement floues comme le rappelle Freud, touchant au « masculin » et au « féminin ».
Ainsi, « trans » n’est pas une « identité » à part ; juste un cas particulier de la situation commune. A ceci près que pour un trans - et ce n’est pas une mince affaire -, la relation entre la « complication réaliste », ainsi que Musil désignait le fait anatomique, et la conviction d’être homme ou femme, s’agence d’une façon dont les conséquences pratiques sont assez peu simples.
Conviction toute relative au demeurant, chez nous tous, comme l’énonce avec une rare liberté Fanny Ardant : « Mais est-ce que cela vous définit vraiment, homme ou femme ? [...] Des féministes ont voulu me couper la carotide quand j’ai dit que je ne me sentais une femme que devant les hommes... Il y a les différences du corps, c’est vrai, mais, à l’intérieur, tout le monde n’a-t-il pas cette pierre dure, qui s’appelle l’ »être humain« , avec ses révoltes, ses idéaux ? »
Est-il vraiment si difficile d’envisager cela avec simplicité ?
*Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste. Dernier ouvrage paru : « Le mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français » (Le Cherche midi)