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France: Delphine Horvilleur : «Cette assignation identitaire à être sa religion, son ethnie, sa couleur de peau, c’est une saloperie»

Sunday 25 September 2022, by siawi3

Source: https://madame.lefigaro.fr/celebrites/culture/delphine-horvilleur-faire-medecine-devenir-journaliste-puis-rabbin-c-etait-une-strategie-de-survie-20220924


Delphine Horvilleur : «Cette assignation identitaire à être sa religion, son ethnie, sa couleur de peau, c’est une saloperie»

Par Viviane Chocas

Publié hier 24.09.22, à 05:30

Avec son livre Il n’y a pas de Ajar, la rabbin et écrivaine s’immisce dans le «double je» de Romain Gary et joue avec son œuvre pour contrer les obsessions identitaires de l’époque.

À l’origine, il y a Romain Gary, né en 1914 à Vilna (Vilnius aujourd’hui), dans l’Empire russe, émigré à Nice en 1928, qui deviendra tout à la fois résistant, écrivain, diplomate, auteur coiffé d’un prix Goncourt en 1956 pour Les Racines du ciel, père d’un fils prénommé Diego, et retrouvé mort par suicide le 2 décembre 1980, le canon d’un revolver dans la bouche. Avant cela, en 1975, sur les lèvres du Tout-Paris, s’épelle le nom d’Émile Ajar, signature d’un roman coup de poing, La Vie devant soi. Qui est Ajar ? On lui concède un premier visage, celui de Paul Pavlowitch, neveu de Gary, invité d’Apostrophes. Mais déjà des habitués du style Gary flairent sa patte entre les lignes d’Ajar.

Delphine Horvilleur : “La laïcité est devenue synonyme d’athéisme. Mais ça ne l’a jamais été” : https://madame.lefigaro.fr/societe/delphine-horvilleur-la-laicite-est-devenue-synonyme-datheisme-mais-ca-ne-la-jamais-ete-221020-183140

L’entourloupe littéraire sera dévoilée en 1981 dans un testament posthume du maître écrivain. En 1974, dans l’est de la France, naît une fille, Delphine Horvilleur, qui très tôt aimera les livres, et bientôt un certain Romain Gary, plus encore peut-être son pseudo Émile Ajar. Aujourd’hui, l’écrivaine et rabbin, qui s’échappe à peine du succès phénoménal de son récit Vivre avec nos morts (Éd. Grasset),invente à Ajar un fils, Abraham, «enfant de toutes les fictions de nos vies». Parce qu’Il n’y a pas de Ajar prévient le titre de ce récit corrosif (1), monologue de théâtre (2) à la gloire des vies multiples, résolument contre le rétrécissement de nos identités à un lieu de naissance, une religion ou une couleur de peau.

Madame Figaro. – Chacun de nous connaît ce type de rencontre, où une personne bien réelle, ou bien un texte, un tableau, une musique, nous dit soudain quelque chose de très important pour nous construire. Pour vous, c’est la rencontre avec l’écrivain Gary-Ajar. Quand le découvrez-vous ?

Delphine Horvilleur.– À l’adolescence, avec la lecture de La Vie devant soi, ce roman qui joint de façon subtile la voix de l’enfant et celle de l’adulte qui cohabitent en nous toute la vie. J’ai aussi beaucoup aimé La Promesse de l’aube, mais son livre qui me touche le plus est Pseudo, où il pousse cette folie du double à l’aide d’un personnage qui s’en prend à Gary. Gary possède un humour qui naît du désespoir, ce qui, de ce point de vue là, fait de lui un auteur très juif. Et puis, plus j’y réfléchis, plus je me dis que ce qui me touche tient au fait qu’il n’écrive pas dans sa langue maternelle, le russe. Le français de Gary est un peu impur, sa version originale déjà sous-titrée. Il est à la frontière, en zone liminale, ce qui pour moi est une certaine définition de la sagesse ou de l’intelligence. Quand on est à la maison, bien chez soi, c’est peut-être… moins intéressant. Mon livre est une discussion là-dessus. Mon personnage se pose la question : est-ce qu’on peut s’inventer, s’autocréer, être quelque chose en déconnexion totale de ce qui nous a été donné à la naissance ?

Gary-Ajar a deux visages : une fringale absolue de vie, et une profonde mélancolie. Cela donne un homme qui proclame : «Je ne me suffis pas». Et ça vous parle plus que tout. Pourquoi ?
Gary est l’enfant d’un monde cassé. Il grandit plongé dans une époque à l’antisémitisme puissant, il connaît l’exil, chargé des rêves de sa mère… Il se construit sur une faille, avec des fantômes autour de lui, et une injonction à la survie, dans tous les sens du terme. Il doit survivre, et sur-vivre. Tu dois vivre plus grand que les autres, lui demande sa mère. Il prend sur lui d’avoir plus d’une vie que la sienne. Cela me parle, car, à ma petite mesure, je suis héritière aussi d’un monde dévasté, l’enfant de la survie de mes grands-parents maternels, qui furent à la fois des survivants et des sous-vivants puisque leurs vies s’étaient arrêtées dans les camps ; sans que cela me soit raconté. Alors, moi aussi, j’ai pris sur moi cette injonction de survie. Parfois on m’interroge : pourquoi as-tu fait médecine, pour ensuite devenir journaliste, puis rabbin ? C’était… une stratégie de survie.

Vous dites que ajar, en hébreu, c’est ah’ar, l’autre ?
Oui, même si Gary n’y a sans doute pas pensé !

Reste qu’il est plusieurs à la fois…Disons que la capacité de Gary à habiter plusieurs mondes, à se sentir vraiment chez lui nulle part tout en étant cependant le plus français des Français – il fut un gaulliste de la première heure –, me parle. Son seul chez moi, c’est la liberté. Du côté de ma famille paternelle, on trouve des juifs français de l’est de la France, passionnés de la laïcité, un grand-père proviseur d’un prestigieux lycée de la République : j’ai eu une éducation très classique, options latin-grec jusqu’au bac. Et, en même temps, existe cette petite conscience en moi de n’être pas tout à fait à ma place, ou plus exactement de me méfier toujours et en toutes circonstances des gens qui vous disent : «On est quand même chez nous.» Cette phrase, pour moi, c’est le début de la catastrophe. Car elle sous-entend : «Toi, en revanche, pas tout à fait.»

On pourrait dire que jusqu’à ses 3 ans, on demande à l’enfant de répéter son nom, celui de ses proches. Ensuite, ce qu’il préfère souvent, c’est ce jeu : «On dirait que je serais un pirate et toi un dinosaure» … L’enfant comprend très vite que vivre d’autres vies que la sienne, c’est tellement mieux !Bien sûr, car c’est comme ça qu’on se construit ! À mes yeux, l’expression la plus mensongère est : «Arrête de te raconter des histoires !» On ne fait que ça ! Yuval Noah Harari le dit très bien dans son best-seller Sapiens : le propre de l’homme, c’est d’avoir cru à ses histoires ! C’est ainsi qu’il a inventé les religions, le système bancaire ou les équipes de foot ! Nos narratifs, qui sont aussi notre vulnérabilité, font société. Gary disait qu’un monde sans fiction nous mène tout droit à l’hyperréalisme d’un monde fasciste et totalitaire.

Pourquoi cela résonne-t-il aujourd’hui ?
Car notre monde a un problème avec la fiction, qu’on perçoit de plus en plus comme synonyme de mensonge. Alors que la fiction et le réel, selon moi, doivent dialoguer constamment pour construire un monde vivable.

D’où le jeu de mise en abîme que propose votre texte, un monologue joué au théâtre cet automne…
Gary invente Émile Ajar. J’ai trouvé intéressant d’imaginer que sa création a donné naissance à un enfant, qui s’appelle Abraham Ajar. Faire naître d’une fiction un enfant, c’est poser cette question qui pourrait être le pitch du livre : sommes-nous les enfants de nos parents ou les enfants des livres qu’on a lus ? Moi, j’ai la conviction profonde que de ce point de vue, Gary m’a engendrée.

Mais votre personnage parle aussi de l’identité comme d’une saloperie… ?
Oui, il est en colère. En particulier contre les obsessions identitaires du moment, qui font croire aux gens qu’ils peuvent dire : je suis juif, ou je suis chrétien, ou je suis musulman ; et monologuer avec cette construction solide d’eux-mêmes. Mon texte, comme nos identités, est un millefeuille. Tant de gens veulent nous convaincre qu’on n’est que ses origines. Ou qu’on est uniquement ce qu’on ressent et choisit soi-même. Cette assignation identitaire à être sa religion, son ethnie, sa couleur de peau, c’est une saloperie. Qui détruit la liberté humaine à devenir. Car c’est notre force : devenir autre chose que ce qui nous a été donné. C’est pourquoi le débat actuel sur l’appropriation culturelle me questionne. Il consiste, notamment outre-Atlantique, à se demander : dans un livre, un homme peut-il parler pour un personnage féminin, un blanc pour un héros qui est noir, etc. ? Je ne dénie évidemment pas le débat éthique et de justice, cette prise en compte que dans l’Histoire, on a parlé à la place d’autres gens, qui pouvaient être des femmes, des noirs, des homosexuels, on a éclipsé des voix, invisibilisé des êtres. Mais cette mise à plat, nécessaire, ne peut se faire au prix d’un enfermement dans le chez soi de la création. Récemment, j’ai lu dans une interview de Tom Hanks (dans The New York Times Magazine) qu’il ne rejouerait pas son personnage dans Philadelphia aujourd’hui (film de Jonathan Demme sorti en 1993, où l’acteur joue un avocat homosexuel atteint du sida, NDLR). Or, ce film a changé le rapport des gens à l’homosexualité et à cette maladie, parce que Hanks, qui incarnait Monsieur Tout-le-monde, avait su se mettre dans la peau d’un avocat homosexuel. Si, au nom de l’appropriation culturelle, on interdit ça, on est condamné à notre maison de naissance.

Être présentée comme «l’une des très rares femmes rabbins en France» vous enferme-t-il ?
Je comprends qu’on le dise, car cela reste une anomalie, une exception. Dans le monde de la pensée religieuse et du leadership religieux, la femme a été exclue de la lecture et de l’interprétation des textes. On a fait d’elle l’Autre de l’histoire. À commencer par son apparition dans la Genèse. C’est très dur de changer cela ! Donc, la fonction rabbinique exercée par les femmes reste encore dans ma tradition une perturbation du système ; comme si la voix des femmes, leur corps et leur savoir allaient tout menacer. Ce n’est pas vrai que dans le judaïsme, le pape a de nouveau répété qu’il n’y aurait pas de femmes prêtres dans les temps à venir, l’Islam a une problématique autour du corps caché des femmes, de l’impureté qu’elles représenteraient… Tout ça est une très vieille histoire, et la question du droit des femmes n’est jamais un acquis.

Y a-t-il, dans votre propre histoire, une affaire de nom ? Gary, lui, naît Roman Kacew…
J’ai parlé tout à l’heure de ma branche paternelle. La famille de ma mère vient d’Europe de l’Est, ce sont des survivants de la Shoah, et on ne sait presque rien de leur histoire. Le nom de jeune fille de ma mère est Ickovits, même ce nom on ne sait pas l’écrire. Ma grand-mère s’appelait Kopolowitz-Einhorn, un de ces noms était celui de son premier mari mort dans la Shoah. Tous ces noms étaient pour moi enfant imprononçables. Je vous raconte à ce propos cette blague juive que j’adore. C’est l’histoire d’un type qui en a marre d’avoir un nom très juif, il s’appelle Catsman. Il demande un changement à l’état civil. Lequel, lui demande-t-on ? «Et bien, une traduction, par exemple. Cat, c’est le chat, man, l’homme ? Je vais donc m’appeler Shalom.» Gary disait : l’humour est le signe ou la trace d’une supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. Et la fiction sert à ça.

Gary invente Ajar à 60 ans. Il veut renaître. N’est-on pas confronté en 2022, dans le regard de la société, à un appauvrissement de l’identité des personnes âgées ?
Oui, car aujourd’hui beaucoup se disent on n’a rien à apprendre des vieux, dans une sorte de guerre intergénérationnelle délétère. Entre les boomers et la génération Z, sur les questions d’environnement, de consommation, d’identité genrée, c’est comme si on ne se comprenait plus. Or, je trouve que nous avons besoin de liant et de gratitude à l’égard de ce qui nous a été transmis et des combats des générations passées. Je pense notamment à la question du féminisme. En hébreu, le mot dor veut dire génération. Ou, littéralement, l’art de tisser un panier. De glisser sa paille dans la lignée précédente, le panier n’étant solide que si chaque génération, de fil ou de paille, est solidement arrimée à la précédente. Je suis sur TikTok une jeune femme qui examine une page du Talmud par jour. C’est génial. Et elle, c’est certain, elle tisse du panier !

Quand le président de la République annonce fin août «C’est la fin de l’abondance, la fin de l’insouciance, la fin des évidences», trouver son identité, à 25 ans, sur ces mots, se remettre en question, n’est-ce pas très difficile ou courageux ?
Oui, et en même temps, les gens qui ont su composer et inventer l’ont souvent fait non dans la profusion, mais dans le manque. On a peu de raisons de créer, de dire et de parler si on n’est pas manquant ou incomplet. Alors – plus facile à dire qu’à faire –, la fin de l’abondance engendrera peut-être un renouveau de créativité… ●

(1) Il n’y a pas de Ajar. Monologue contre l’identité, de Delphine Horvilleur, Éditions Grasset, 96 p., 12 €.

(2) Du 19 au 29 septembre aux Plateaux Sauvages, et du 13 au 23 décembre au Théâtre du Rond-Point, à Paris. Par Johanna Nizard, mise en scène Arnaud Aldigé et Johanna Nizard.