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France : Sabine Prokhoris : « L’affaire Bayou, symbole de ce nouveau catéchisme qui est en train de balayer la justice »
mercredi 28 septembre 2022, par
Sabine Prokhoris : « L’affaire Bayou, symbole de ce nouveau catéchisme qui est en train de balayer la justice »
Par Ronan Planchon
28.09.22 Publié il y a 2 heures, Mis à jour il y a 2 heures
ENTRETIEN. - Le secrétaire national d’EELV a démissionné après que la députée Sandrine Rousseau a rapporté sur le plateau de C à Vous les accusations formulées par une ex-compagne. La philosophe et psychanalyste poine les dangers d’un nouveau féminisme en rupture avec celui des années 1970.
Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste. Elle est l’auteur de Le Mirage #MeToo, (éd. du Cherche midi, octobre 2021).
LE FIGARO. - Après les seules accusations de Sandrine Rousseau contre Julien Bayou sur un plateau de télévision, le député a dû démissionner de ses fonctions de secrétaire national d’EELV. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
Sabine PROKHORIS. - On ne peut pas l’appréhender sans la rapporter à la tribune #MeToopolitique, une des déclinaisons les plus explicitement offensives du mouvement #MeToo. Publiée dans Le Monde le 15 novembre 2021, cette tribune appelait à « écarter les auteurs de violences sexuelles et sexistes » de la vie politique, et préconisait de « constituer des listes écartant les candidats sexistes et responsables de violences ». Une purge étendue à tout mis en cause, rangé sans autre forme de procès dans la case « auteur » de violences.
Aucun responsable politique n’a ouvert la bouche, nul « coup de gueule » du ministre de la justice, silence assourdissant des milieux judiciaires.
EELV a campé fièrement sur cette ligne épuratrice. Yannick Jadot avait alors déclaré sur FranceInfo que s’il était élu président, un soupçon suffirait à écarter quelqu’un. Pour les Verts, en pointe sur ces questions, la grande lessive « féministe » devait englober jusqu’aux « complices » supposés des « prédateurs ». La mise à l’écart de Matthieu Orphelin en raison de ses liens avec Nicolas Hulot dont l’affaire défrayait alors la chronique, l’a montré. Mais les Verts n’étaient pas les seuls dans cette course au mieux-disant #MeToo.
On a vu ce qu’il s’est passé pour Damien Abad. Qu’on ne nous dise pas que les accusations le visant étant plus graves, il était normal de l’éjecter, afin de garantir la « sécurité » des femmes amenées à travailler autour de lui. D’une part, parce que des accusations ne font pas preuve, même si une « armée numérique » (sic), comme l’a dit dans Libération une de ses accusatrices, « croit les femmes ».
D’autre part, parce que le logiciel #MeToo lui-même voit les « VSS » (le sigle désormais pour désigner les, « violences sexuelles et sexistes », comme ça, on sait encore moins de quoi on parle) comme un continuum, en dehors et au-delà des éventuelles qualifications pénales.
Ainsi, à peine nommée, Elisabeth Borne (très proche de Laurence Rossignol) expliquait dans ELLE que « l’on n’attend pas simplement des hommes politiques ou des responsables qu’ils ne soient pas pénalement répréhensibles. On attend d’eux qu’ils soient exemplaires.[...] Y compris dans le champ de ce qui n’est pas pénalement répréhensible, il y a des comportements que l’on n’a pas envie de voir ». À quand un ministère de la prévention du vice et de la promotion de la vertu, comme à Kaboul ?
La première ministre ajoutait sans sourciller qu’il « reste dans l’intérêt des hommes d’écarter la moitié de l’humanité » (elle ne parlait pas là de l’Afghanistan). Le collectif #Relève féministe, déclarant dans Libération : « Aux masculinistes et à leurs allié·e·s, aux complices et ceux qui se taisent, nous disons que l’heure de l’impunité et de la toute-puissance est révolue. Puisque vous êtes incapables de faire mieux, il est temps de passer la main », aurait pu signer ça.
Ces éléments de contexte me paraissent indispensables pour lire l’affaire Julien Bayou – sur laquelle cette fois le ministre de la Justice s’est exprimé : « la justice rien que la justice », oui. « Sandrine Rousseau n’est pas procureur général de la nation ». Oui. Non à une « justice de droit privé », oui encore. « Certains se font dévorer par un monstre qu’ils ont contribué à créer » : saluons ce rare instant de lucidité. Mais que peuvent ces effets de manche ?
Le ministre en a peut-être « marre de ces trucs-là », pour autant il est pour « la libération de la parole de la femme même au travers des réseaux sociaux », la justice devant prendre le relais. A-t-il mesuré ce qu’il était en train de dire ? Et le « monstre » n’est-il pas en train de dévorer une justice qui, par la voix de sa plus haute juridiction, a donné raison au slogan #Balancetonporc ? Qui, à une vitesse stupéfiante, est en train de rayer la prescription ? Une justice sous pression de l’activisme #MeToo ?
La défense de Julien Bayou – lequel à ce jour ne fait l’objet d’aucune procédure pénale – a souligné à juste titre la méthode inacceptable de Sandrine Rousseau, les enjeux de lutte de pouvoir à l’œuvre, et le caractère parfaitement fumeux des allégations relayées (encore qu’à la suite du Grenelle sur les violences conjugales, un délit d’incitation au suicide ait été créé). Tout cela moyennant un pathétique déballage de sa vie privée. Passage obligé ? « Le privé est politique », selon un slogan militant passablement confus.
C’est plutôt que le privé, ou plutôt l’intimité sentimentale, amoureuse et sexuelle, excite le voyeurisme du public. Et l’opinion, sur de tels éléments, est appelée à se faire juge du « bien » ou du « mal ». On navigue là dans un marécage émotionnel/pulsionnel para voire extrajudiciaire. La stupéfiante – mais parfaitement prévisible - séquence #MeToo du moment – PPDA, Quatennens, Bayou, affaires distinctes mais que relie une visée édifiante d’éradication du Patriarcat et des VSS dont il est « systémiquement » coupable – en offre l’éclatante démonstration.
Quant aux luttes de pouvoir, habituelles dans un parti politique, notamment chez les Verts, l’entreprise #MeToopolitique légitime entièrement leur bien-fondé justement par l’arme utilisée.
Certaines militantes féministes ont justifié le départ du député Nupes par le fait que « Julien Bayou utilise une rhétorique psychologisante et pathologisante envers son ex-compagne » . Une personnalité quelconque doit-elle quitter ses fonctions pour cela ? Que vous inspirent ces propos ?
Nul ne doit quitter ses fonctions sur de simples allégations, fussent-elle de « VSS ». Les propos que vous signalez sont absurdes. Et la rhétorique de Sandrine Rousseau alors ? Pas « psychologisante » peut-être ? Plus généralement, les militantes (mais aussi les magistrats et les responsables politiques) feraient bien de se questionner sur leur propre usage de notions psys vidées de leur complexité clinique et théorique, et transformées en slogans militants.
« Sidération », « emprise », « amnésie traumatique » notamment, éléments d’un nouveau catéchisme qui reformate dangereusement le Code pénal, et nombre de décisions judiciaires.
Faut-il voir dans cette affaire une dérive du mouvement MeToo, lancé dans le but de libérer la parole des femmes qui auraient été victimes d’agressions sexuelles ?
Il ne s’agit pas à mes yeux de « dérives ». Mais d’une conséquence des logiques mêmes du mouvement #MeToo, que j’ai analysées dans Le Mirage #MeToo. Non que la cause que #MeToo prétend défendre ne soit juste. Elle l’est indiscutablement. Bien sûr, le combat contre le sexisme, et contre les abus et crimes sexuels – tout cela étant confondu dans l’épais magma des dites VSS, au détriment d’un traitement satisfaisant de ces questions –, est essentiel.
D’aucuns répondent aussi qu’en disqualifiant les « accusations » à l’égard de Julien Bayou, on risque « d’invisibiliser » la parole des femmes…
C’est un slogan. Et puis réduire la « parole des femmes » à ces litanies accusatoires, c’est assez sinistre, sinon disqualifiant. N’ont-elles vraiment rien d’autre à dire ?
Cette nouvelle forme de féminisme marque-t-elle une rupture le féminisme des années 1970 ? En quoi ?
Plus encore que d’une rupture, il s’agit pour moi d’un effacement du féminisme des années 1970 – virulent parfois, traversé de conflits –, et au-delà, de l’histoire du féminisme. Pour deux raisons principales. 1) L’enjeu aujourd’hui n’est plus l’égalité, mais la prise du pouvoir (accusatoire) par « le peuple des femmes ». 2) La vision selon laquelle le « patriarcat » est « systémique » conduit à considérer comme nuls et non avenus l’histoire et les effets des combats féministes précédents, car ils seraient restés aliénés à ce « socle patriarcal ».
Une preuve ? Le dernier mot du Deuxième sexe est « fraternité » (entre hommes et femmes). Le « nouveau récit féministe » (Adèle Haenel) fera donc table rase