Accueil > Resources > France : Vous avez dit « laïcité positive » ?
France : Vous avez dit « laïcité positive » ?
mardi 1er novembre 2022, par
Source : https://www.mezetulle.fr/vous-avez-dit-laicite-positive/
Vous avez dit « laïcité positive » ?
Par Catherine Kintzler,
le 30 octobre 2022
En parlant de « laïcité positive » le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye reprend un terme fréquemment utilisé pour réclamer à la laïcité – qu’on juge rigide et trop intransigeante – des « accommodements », une « ouverture »1. Ce terme, que Nicolas Sarkozy avait cru bon de promouvoir à plusieurs reprises2, suggère par lui-même l’aspect politique qui gouverne son emploi. L’adjectif « positive » induit en effet un champ sémantique où prendrait place, à l’opposé, une « laïcité négative » qu’il s’agirait de combattre, de réduire et peut-être même d’effacer3. Mais la thèse d’une « laïcité négative » ne tient pas debout : car la laïcité a posé plus de libertés que ne l’a jamais fait aucune religion. On n’a pas à demander à la laïcité d’être « positive » : c’est aux religions qu’il appartient de le devenir en renonçant à leurs prétentions à l’exclusivité intellectuelle et politique.
Examinons donc ce que certains appellent hâtivement un concept : la notion de « laïcité positive ». De quelque côté qu’on la prenne, on débouche sur un vide intellectuel.
Sommaire
Laïcité : négativité ou minimalisme ?
La laïcité pose la liberté
Il appartient aux religions de devenir positives et non-exclusives
Notes
Laïcité : négativité ou minimalisme ?
Il faut d’abord éclaircir l’emploi des termes « négatif » et « positif ».
On peut entendre par là une quantité et une forme de contenu au sens doctrinal. De ce point de vue, il n’y a effectivement rien de plus minimal que la laïcité. Elle n’est pas une doctrine, puisqu’elle dit que la puissance publique n’a rien à dire s’agissant du domaine de la croyance et de l’incroyance, et que c’est précisément cette abstention qui assure la liberté de conscience, celle de croire, de ne pas croire, d’avoir ou non une religion, de renoncer à une religion ou d’en changer. Ce n’est pas non plus un courant de pensée au sens habituel du terme : on n’est pas laïque comme on est catholique, musulman, stoïcien, bouddhiste, etc. Au contraire : on peut être à la fois laïque et catholique, laïque et musulman, etc. La laïcité n’est pas une doctrine, mais un principe politique visant à organiser le plus largement possible la coexistence des libertés. Qu’on me pardonne ce gros mot : les philosophes parleraient d’un « transcendantal » – condition a priori qui rend possible l’espace de liberté occupé par la société civile. Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute la théorie : je l’ai proposée ailleurs de manière détaillée et je me permets d’y renvoyer les lecteurs4.
Confondre minimalisme et négativité, c’est soit une erreur soit une faute. C’est une erreur si la confusion a pour origine une méconnaissance. C’est une faute si, malgré la connaissance, elle s’impose sous une figure de rhétorique qui sonne alors comme une déclaration d’hostilité. Dans les deux cas, il est opportun et urgent de rappeler le fonctionnement du concept de laïcité.
La laïcité pose la liberté
Maintenant, regardons quels sont les effets du minimalisme dont je viens de parler. On découvre alors un autre angle pour éclairer les termes « négatif » et « positif », en les rattachant à une question décisive. Il s’agit de l’effet politique et juridique : celui-ci est-il producteur de droit et de liberté ?
On pourra aisément montrer que c’est précisément par son minimalisme que le principe de laïcité est producteur, positivement c’est-à-dire du point de vue du droit positif, de libertés concrètes. C’est en effet à l’abri d’une puissance publique qui s’abstient de toute inclination et de toute aversion en matière de croyances et d’incroyances que les religions, mais aussi d’autres courants de pensée, peuvent se déployer librement dans la société civile. Les citoyens sont donc à l’abri d’un État où régnerait une religion officielle ou un athéisme officiel mais aussi, ne l’oublions pas, ils sont à l’abri les uns des autres. En s’interdisant toute faveur et toute persécution envers une croyance ou une incroyance, la puissance publique laïque les admet et les protège toutes, y compris celles qui n’existent pas, pourvu qu’elles consentent à respecter la loi commune.
Il n’y a donc rien de plus positif à cet égard que la laïcité. Elle pose bien plus de libertés politiques et juridiques que ne l’a jamais fait aucune religion en position de pouvoir ou ayant l’oreille complaisante du pouvoir. Car une autre confusion doit être dissipée. Si quelques messages religieux aspirent à une forme de libération métaphysique et morale, aucune religion n’a été en mesure de produire la quantité de libertés positives engendrées par la plate-forme juridique minimaliste de la Révolution française – première occurrence du concept objectif de la laïcité même si le mot apparaît plus tard. Du reste ce n’est pas la préoccupation essentielle des religions, qui ne sont heureusement pas réductibles à leurs aspects juridiques.
Quelle religion a institutionnalisé la liberté de croyance et d’incroyance, la liberté d’apostasie ? Laquelle a, ne disons pas instauré, mais seulement accepté de son plein gré le droit des femmes à disposer de leur corps, à échapper aux maternités non souhaitées ? Laquelle a été prête sans la contrainte de la législation civile à reconnaître celui des homosexuels à vivre tranquillement leur sexualité et à se marier ? Laquelle accepte une législation sur le droit pour chacun de mourir selon sa propre conception de la dignité et de la liberté ? Laquelle reconnaît de son plein gré la liberté de prononcer des propos qui à ses yeux sont blasphématoires ? Inutile de citer l’affaire des caricatures, l’assassinat de Théo Van Gogh, l’attentat contre Charlie-Hebdo, pas besoin de rappeler les lapidations, ni de remonter au procès de Galilée ou au supplice du Chevalier de La Barre : les exemples sont légion, jadis, naguère et aujourd’hui. Aucune des libertés positives que je viens de citer n’a été produite par une religion, directement, en vertu de sa propre force, de sa propre doctrine et par sa propre volonté : toutes ont été concédées sous la pression de combats et d’arguments extérieurs, et sous la pression de législations qui ont rompu avec la légitimation religieuse et qui ont eu le courage d’affronter les injonctions religieuses.
On me citera comme contre-exemples l’ex-URSS ou la Pologne, où la religion a été un ciment pour résister au despotisme : mais la liberté religieuse heureusement rétablie y a été réclamée contre un État pratiquant lui-même une forme de religion officielle exclusive. Une religion persécutée a besoin de la liberté de conscience et de croyance ; elle a raison de lutter pour l’obtenir, mais elle ne la produit pas par elle-même, elle n’est pas elle-même le principe d’une liberté qui vaut pour tous : elle la désire pour elle, ou tout au plus pour ceux qui ont une religion, exclusivement – sa générosité propre ne s’étend pas au-delà5. Benoît XVI a rappelé dans un de ses discours en 2008 à Paris6 que, à ses yeux, il n’y pas de culture véritable sans quête de Dieu et disponibilité à l’écouter. Il a bien sûr le droit de le penser et de le dire, mais on a aussi le droit de rappeler que ce principe n’est pas en soi inoffensif : il suffit de lui (re)donner la force séculière pour prendre la pleine mesure de sa violence.
Il appartient aux religions de devenir positives et non-exclusives
La laïcité n’a donc pas à devenir positive : elle l’a toujours été, elle est un opérateur de liberté. Davantage : la positivité des libertés n’est possible que lorsque les religions renoncent à leur programme politique et juridique, que lorsqu’elles se dessaisissent de l’autorité civile, de l’exclusivité spirituelle et de la puissance civile auxquelles certaines prétendent toujours et avec quelle force. Autrement dit, pour que l’association laïque puisse organiser la coexistence des libertés et par conséquent assurer la liberté religieuse, il est nécessaire que les religions s’ouvrent au droit positif profane en renonçant à leur tentation d’hégémonie spirituelle et civile.
Il convient donc d’inverser les injonctions à la « positivité » : c’est la laïcité qui est fondée à demander aux religions de devenir positives et de renoncer à l’exclusivité tant intellectuelle que politique et juridique, de renoncer à faire la loi. L’histoire des rapports entre la République française et le catholicisme témoigne que c’est possible. Elle témoigne aussi que dans cette opération les religions sont gagnantes. Car elles ne gagnent pas seulement la liberté de se déployer dans la société civile à l’abri des persécutions ; en procédant à ce renoncement elles montrent qu’elles ne sont pas réductibles à de purs systèmes d’autorité ni à un droit canon ou à une charia auxquels il serait abusif de les restreindre, elles montrent qu’elles sont aussi et peut-être avant tout des pensées. Et à ce titre, elles sont conviées dans l’espace critique commun de libre examen ouvert par la laïcité.
Notes
1 – Pap Ndiaye, entretien au Monde, 13 octobre 2022, « Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction » . L’usage du terme « laïcité positive » par le personnel politique (voir note suivante) est probablement issu d’une lecture mal digérée d’un bref texte de Paul Ricœur, distinguant une « laïcité d’abstention » propre à l’État et une « laïcité de confrontation » s’exerçant par le libre débat dans la société civile. Paul Ricœur « Laïcité de l’État et laïcité dans la société » La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195, en ligne sur le site de l’APPEP https://www.appep.net/table-des-matieres/chapitre-ii-du-mot-a-lidee/ii-11-laicite-de-letat-et-laicite-dans-la-societe/ . Dans ce texte en effet, Ricœur maintient la distinction entre État et société civile et ne suggère nullement qu’il faudrait s’appuyer sur la « laïcité de confrontation » pour réclamer l’assouplissement et même l’effacement de la laïcité constitutive, organique, de la République française. Il oppose deux champs, il ne réclame nullement leur brouillage.
2 – Nicolas Sarkozy, discours de Latran du 20 décembre 2007 https://www.lemonde.fr/politique/article/2007/12/21/discours-du-president-de-la-republique-dans-la-salle-de-la-signature-du-palais-du-latran_992170_823448.html et discours à Benoît XVI du 12 septembre 2008 https://www.lemonde.fr/politique/article/2008/09/13/le-discours-de-nicolas-sarkozy_1094903_823448.html .
3 – Ce faisant, il s’agit aussi de flatter la perception spontanément « négative » dont fait état une classe d’âge (voir l’ouvrage de Iannis Roder La jeunesse française, l’école et la république, Paris : L’Observatoire, 2022) pour laquelle la laïcité se réduirait à un ensemble d’« interdits ». Comme si la laïcité n’était pas profondément libératrice. Et comme si, plus largement, le concept même d’interdit n’était pas constitutif de la liberté du citoyen.
4 – Notamment le livre Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2022 4e éd. (2014). Pour un aperçu, on pourra lire sur ce site « La dualité du régime laïque » https://www.mezetulle.fr/la-dualite-du-regime-laique/ , l’entretien avec Laurent Ottavi en deux parties dans La Revue des Deux mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ . En vidéo : entretien avec Jean Cornil (CLAV, Bruxelles) https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/
5 – Et bien souvent, une fois au pouvoir politique ou en mesure de l’influencer significativement, elle s’empresse de mettre en place une législation rétrograde et négatrice de liberté. L’exemple de l’Iran est à méditer.
6 – Discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008 : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html
***
[N.B. Ce texte reprend partiellement un article que j’ai publié en septembre 2008 sur mon ancien site http://www.mezetulle.net/article-23196913.html ]