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La Russie, patrie des femmes battues

mercredi 30 novembre 2022, par siawi3

Source : https://charliehebdo.fr/2020/02/politique/la-russie-patrie-des-femmes-battues/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=NEWSLETTER_QUOTIDIENNE_-_LE_DOSSIER_-_VIOLENCES_FAITES_AUX_FEMMES_-_291122_-_NON_ABONNES&utm_medium=email

La Russie, patrie des femmes battues

Inna Shevchenko

Mis en ligne le 4 février 2020 · Paru dans l’édition 1436 du 29 janvier 2020

Si, pour vous, la Russie est encore associée à la vodka, aux ours, à l’harmonica et aux coupoles dorées, il est temps d’ajouter une image à la longue liste des emblèmes du pays : une femme couverte de bleus.

« S’il te bat, c’est qu’il t’aime  » n’est pas seulement un célèbre dicton russe, c’est aussi un des arguments avancés par ceux qui tentent actuellement de sauver la «  famille russe  » de la destruction par le projet de loi contre les violences domestiques récemment élaboré et soumis à délibération à la Douma par un groupe d’experts et de magistrats. Oui, vous avez bien lu. La Russie est le seul pays au sein du Conseil de l’Europe qui n’a toujours pas de législation sur les violences domestiques dont, partout dans le monde, les premières victimes sont les femmes et les enfants.

En France, l’an passé, 149 femmes ont été assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint, et l’on estime à 200 000 le nombre de femmes exposées à la violence domestique chaque année. « Il est difficile de donner une estimation chiffrée de la véritable situation en Russie, explique Alena Popova, avocate russe et coauteure de la loi actuellement à l’étude. Comment identifier et tenir le compte des cas lorsque les violences domestiques ne sont même pas considérées comme un délit dans le pays et que les victimes portent d’autant plus rarement plainte auprès de la police  ? » Quant à donner un ordre d’idée du nombre de féminicides en Russie, Popova est encore plus embarrassée. « Les cas de féminicides sont souvent traités par la police comme des « meurtres accidentels », voire des « suicides »  », révèle-t-elle. D’après les chiffres fournis par le ministère des Affaires intérieures de Russie, cependant, environ 14 000 femmes sont tuées chaque année par un conjoint ou un membre de leur famille. Et d’après le site domesticviolence.ru, plus de 16 millions de femmes feraient l’expérience de la violence dans leur foyer tous les ans.

Le régime de Poutine, permet la revendication de la misogynie et l’impunité masculine

C’est en 1845 que la violence domestique au sein de la famille a été pénalisée pour la première fois. Elle était alors passible d’une peine allant jusqu’à six ans de travaux forcés en Sibérie. Mais en 1922, le terme « violences domestiques » a été effacé de tous les documents légaux. Ce n’est qu’en 1997, après l’effondrement du régime soviétique, qu’un nouveau Code pénal russe a inclus un article sur les agressions domestiques. Et finalement, en 2017, la sénatrice Elena Mizoulina a insisté pour que l’on retire l’expression « agression domestique » du Code pénal, sous prétexte qu’il s’agissait, selon elle, d’une notion « antifamille  ».

Après la signature de cet amendement par Vladimir Poutine, les agressions par un membre d’une même famille sont devenues un délit administratif en Russie. Si une victime porte plainte auprès de la police et peut apporter la preuve d’avoir été physiquement agressée, l’auteur des faits n’encourt qu’une amende de 5 000 à 30 000 roubles (soit 75 à 440 euros). Qui plus est, une punition supplémentaire n’est possible qu’en cas d’un deuxième acte avéré de violence dans les douze mois qui suivent. En d’autres termes, ­allez-y les gars, l’État russe vous donne la permission de battre votre femme une fois par an (par précaution, par exemple) et surtout, ne vous inquiétez de rien.

Le style «  burné  » de l’État russe, accentué ces dernières décennies par le régime de Poutine, permet la revendication de la misogynie et l’impunité masculine en tant que « valeurs traditionnelles ». Parmi les réactions à la proposition de loi sur les violences domestiques, plus de 180 associations de la société civile ont signé une lettre ouverte au président pour l’alerter sur les dangers de cette loi, produit « d’une idéologie du genre et d’un féminisme radical antifamille ».

« Il y a une campagne massive et organisée contre cette loi, alerte Alena Popova. Nous avons besoin de soutien car nous avons affaire à des fondamentalistes. Ils appartiennent tous à la Douma, ils s’expriment librement dans les médias, ils distribuent des tracts dans les transports publics et les écoles. » Parmi ces « fondamentalistes » opposés à la loi, il y a aussi l’Église russe orthodoxe. Ce qui ne vous surprendra pas. Forte de son pouvoir politique étendu dans le pays, l’Église prétend protéger les valeurs russes contre l’Occident libéral décadent. « Dans beaucoup de pays qui ont une telle loi [sur les violences domestiques, ndlr], le mariage gay et les parades sont autorisés », déclare Andreï Kormoukhine, militant orthodoxe et leader du très puissant mouvement Sorok Sorokov (dont les membres sont parfois qualifiés de talibans orthodoxes). Le patriarche Kirill a lui-même critiqué l’expression de « violences domestiques » comme « quelque chose qui vient d’ailleurs, de l’Occident  ».

Des sondages qui donnent envie d’y croire

Si beaucoup ont espéré que l’émergence récente de mouvements féministes dans le monde entier aiderait les féministes russes et les militants des droits de l’homme à finir par remporter la longue bataille pour la criminalisation des violences conjugales dans le pays, la situation sur le terrain montre le contraire. Il semblerait que ce thème se soit transformé en nouvel outil politique pour le régime de Poutine, au service de sa bataille idéologique contre l’Occident et du renforcement de l’isolationnisme russe. La Russie contre le reste du monde, à tout prix. Ou, comme d’habitude, au prix du recul des droits des femmes.

Cependant, il existe une petite probabilité qu’avec leur traditionalisme et leur patriotisme viril, les autorités russes, à la remorque de la majorité de la population, se rallient malgré tout à la loi défendue par Alena Popova : selon les derniers sondages, plus de 70 % des Russes seraient favorables à une loi qui criminalise les violences domestiques. À condition ­toutefois que l’opinion du peuple ait dans ce pays une quelconque importance…

Traduit de l’anglais par Myriam Anderson