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Abolition de la police des mœurs en Iran : « Elle n’est pas dissoute, on a surinterprété cette annonce »
samedi 10 décembre 2022, par
Abolition de la police des mœurs en Iran : « Elle n’est pas dissoute, on a surinterprété cette annonce »
mardi 6 décembre 2022,
Jonathan PIRON
interviewé par KOURDOULI Salomé
L’historien Jonathan Piron, spécialiste de l’Iran, rappelle que les « revendications des protestataires sont beaucoup plus profondes que la seule question du port du voile ».
L’annonce a fait grand bruit : samedi, le procureur général d’Iran prononçait l’abolition de la police des mœurs.
Depuis, le doute règne. Le magistrat, Mohammad Jafar Montazeri, n’a pas le pouvoir de supprimer cette police créée en 2006 pour contrôler le respect du code vestimentaire iranien – entre autres, le port du voile. Les autorités n’ont pas non plus confirmé la fin de la brigade de moralité. Tout simplement parce qu’elle n’a pas réellement été abolie, selon Jonathan Piron, historien et spécialiste de l’Iran pour Etopia, centre de recherche basé à Bruxelles.
L’annonce intervient alors qu’un appel à la grève générale a été lancé en Iran, de lundi 5 à mercredi 7. Une nouvelle forme de protestation contre le régime après trois mois de mobilisation. Il avait été déclenché par la mort de la jeune Kurde Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour avoir mal ajusté son voile.
Que va changer l’annonce de l’abolition de la police des mœurs ?
On s’est trompés sur cette annonce. On a surinterprété les déclarations du procureur, il répondait à une question [d’un participant lors d’une conférence religieuse, ndlr] mais il n’a pas le pouvoir d’abolir la police des mœurs. La police des mœurs n’est pas dissoute.
L’annonce est montée en puissance rapidement [dans les médias occidentaux], peut-être parce que ça nous renvoie à notre propre regard sur la contestation et sur la manière dont on espère, dont on attend, certaines mesures.
On a vu cette annonce comme étant le signe que le pouvoir est en train de reculer, que les demandes des manifestants sont en train d’être acceptées. Or aujourd’hui, la manifestation ne porte plus uniquement sur la contestation du port du voile. C’est beaucoup plus multifactoriel et les revendications sont beaucoup plus profondes.
La même journée, le procureur a également assuré que les autorités « travaillaient » sur la question du port du voile obligatoire. Est-ce une volonté d’apaiser les manifestants, ou une réelle volonté de changement ?
Avançons dans l’hypothèse où le pouvoir décide de revenir sur l’obligation du port du voile : je ne suis même pas sûr que ça arrêterait les manifestants. Leurs revendications sont beaucoup plus profondes que la seule question du port du voile, ils demandent un changement de régime.
Si jamais le pouvoir revenait sur l’obligation du port du voile, ce dont je ne suis pas sûr, ce serait de toute façon une mesure trop faible et trop tardive.
Il existe des débats internes sur ce port du voile, au sein même du régime.
Il y a évidemment certains réformateurs qui demandent que le système soit transformé mais il y a aussi certains conservateurs qui insistent pour que le port du voile et les brigades de moralité soient revus, parce que c’est considéré comme étant contre-productif.
Ces voix sont une minorité et ne remettent pas en cause le système. Il y a toujours eu, dans les moments de tension politique, ces petits espaces dans lequel le régime autorisait des voix dissidentes à s’exprimer. Ces voix sont autorisées tant qu’elles ne franchissent pas la ligne rouge, qui est celle du changement de régime. On voit parfois sur les chaînes publiques des sortes de débats contradictoires organisés avec les pour et les contre.
Mais tout ça, c’est une espèce de soupape : le régime laisse la pression retomber en disant : « Nous sommes un système dans lequel on autorise la parole adverse ». Cela reste bien entendu faux. Le système a ses lignes rouges, ses balises, et à partir du moment où vous décidez de les franchir, vous êtes arrêté, vous vous mettez en danger.
Le système n’est pas prêt à se réformer de l’intérieur. [Le Guide suprême] Ali Khamenei affirme que la main de l’étranger est derrière les manifestants, signe qu’il est prêt à réprimer la contestation.
L’appel à la grève générale marque-t-il un tournant dans la contestation ?
Il faut déjà voir à quel point la grève va être suivie. Le mouvement gréviste s’étale sur trois jours, ce qui paraît assez long.
Mercredi, c’est la journée des étudiants qui va être aussi un moment culminant de la grève générale.
On voit qu’il y a différents syndicats autonomes, dont celui des enseignants, qui ont relayé l’appel à la grève.
Il faut bien se rendre compte qu’on est dans une situation où manifester et entrer en grève est difficile pour une grande partie de la population. Non pas parce qu’une partie de la population n’a pas envie de manifester, mais parce que les contraintes sociales et économiques sont très importantes. Il y a une grande précarité qui existe aujourd’hui en Iran, avec une classe moyenne qui a perdu beaucoup de ses revenus.
Si la grève est très suivie, ce sera vraiment un élément marquant. Il peut y avoir une prise de conscience supplémentaire.
Si c’est un échec, alors le pouvoir va considérer encore une fois qu’il n’est pas menacé et va continuer la répression.
On est dans un moment important et dont l’issue pourrait déterminer la suite. Mais ce n’est pas non plus la fin de tout.
Si jamais la grève n’est pas suivie, les manifestations pourraient continuer parce que le ressentiment, la logique protestataire, sont toujours présents.
Comment envisager la suite de la mobilisation ?
C’est la question qui se pose. Comment le mouvement va-t-il continuer à perdurer sans s’épuiser ? On est déjà face à quelque chose qui est inédit par sa longueur. Beaucoup d’analystes n’auraient pas cru qu’après près de trois mois, on serait toujours dans une logique de contestation.
C’est aussi très compliqué de connaître le nombre exact de manifestants dans les rues. Comme le pays est fermé, comme beaucoup de journalistes iraniens sont arrêtés, il est très difficile d’être sur le terrain.
Mais on est quand même face à quelque chose d’inédit. On a différentes catégories de la population qui manifestent et qui parfois se relayent. Il n’y a pas de structure, ni de leadership. C’est à la fois une force et une faiblesse du mouvement.
Comme il n’y a pas de dirigeant, ni de mouvement organisé, c’est très difficile pour le pouvoir de le réprimer efficacement une fois pour toutes.
Mais c’est aussi une faiblesse parce que la logique contestataire n’a pas les moyens d’aller plus loin.
On voit énormément de slogans contre le régime, contre Khamenei, pour une révolution. Mais pas de programme politique clairement défini avec une alternative au pouvoir qui émerge et se positionne.