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France : « Pour certains élèves, laïcité est synonyme d’ennemi de l’islam »
samedi 10 décembre 2022, par
« Pour certains élèves, laïcité est synonyme d’ennemi de l’islam »
Natacha Devanda
Mis en ligne le 9 décembre 2022
À l’occasion de la journée nationale de la laïcité ce 9 décembre, l’institut de sondage Ifop a rendu public les résultats d’une étude évaluant les évolutions des atteintes portées au principe de neutralité religieuse dans l’espace scolaire. Spoiler : ça ne s’arrange pas, comme en témoigne Marie, professeure en lycée professionnel dans le Val-de-Marne.
Professeure de français et d’histoire-géographie en lycée professionnel dans le Val-de-Marne pendant 30 ans, Marie témoigne de la montée en puissance de la religion chez certains élèves et collègues depuis une vingtaine d’années. Pour elle, « ça a changé dans les années 2000. Avant, on ne parlait jamais de religion à l’école et la laïcité allait de soi, pour les élèves comme pour les professeurs. Et, si on en parlait, c’était au détour d’un cours d’histoire en rapport avec la IIIe République ou d’un cours d’éducation morale et civique (EMC) en faisant de l’histoire, pas de la politique ». Liberté d’expression, séparation de l’Église et de l’État font partie du cursus scolaire des élèves de CAP, Bac Pro et BTS. « À l’époque, on n’assistait pas à des revendications identitaires, des sentiments ou des ressentis comme c’est le cas maintenant. »
Dans les couloirs, l’enseignante entend de plus en plus de références au ramadan, au Coran, à la mosquée à laquelle il faut aller le vendredi, aux demandes pressantes à se définir selon une religion. Ce qui va inévitablement avec des conflits ouverts ou latents. « J’ai entendu une gamine originaire de la République démocratique du Congo dire : « Nous, on ne les emmerde pas avec notre Jésus ! » ». Ambiance au lycée public !
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En parallèle avec les cours sur les identités, la diversité et la colonisation qui sont désormais au programme scolaire, Marie constate la montée en puissance des revendications identitaires : « Plus leurs paroles se libéraient sur ces sujets, plus je constatais l’émergence de références à la religion musulmane comme marque identitaire de plus en plus forte. » Dès lors, le mot « laïcité » est devenu synonyme de l’opposition à la religion musulmane. Et l’interdiction du voile à l’école vient encore renforcer les certitudes de ces élèves selon le syllogisme : la laïcité est contre le voile, le voile c’est l’islam, donc la laïcité est contre l’islam. Il faut alors montrer en classe le texte de 1905 et expliquer qu’au contraire, il protège la liberté de croire ou de ne pas croire. De quoi en étonner certains mais pas au point de convaincre. « Moi je fais de l’histoire, eux me renvoyaient à la politique ou à leur identité. Avec en plus une ignorance de l’histoire des religions… ». Quant à la science… On pourrait en rire si ce n’était pas tragique. « Lors d’un cours, je viens à dire incidemment, car je ne suis pas prof de sciences, que la Terre tourne autour du soleil. Une élève me soutient le contraire. Je prends une pomme, une lampe pour tenter par la démonstration de lui faire comprendre la chose. La gamine regarde puis me lâche : « OK mais ça, c’est votre point de vue » ». Le fait que ce soit aussi celui de Galilée depuis 500 ans, de toute la communauté scientifique et de tous bons élèves de primaire, n’ébranle pas les convictions religieuses de son élève dont le savoir se limite à ses croyances.
« Je pense qu’il y a un aussi gros problème identitaire. Mais c’est confus dans l’esprit de ces élèves et confus dans notre réaction de professeur. » D’autant que chez certains enseignants aussi, ça peut tanguer. « En salle des profs, des collègues faisaient une table communautaire pour ne pas se mélanger. J’appelais ça une « table halal » ! Ça aussi, c’est nouveau et ça ne va pas dans le bon sens », s’inquiète l’enseignante.
En 2015, Marie entend des trucs comme : « Charlie Hebdo, ils nous blessaient Madame » ou l’insupportable et répétitif : « Ils l’ont quand même un peu cherché. » « Aucun de mes élèves ne peut entendre que ce journal a passé sa vie à lutter contre le racisme et l’extrême droite. Il y a des verrous qu’on leur a foutus dans leur cerveau, mais derrière, il y a surtout un gros problème d’identité et certains entretiennent la victimisation à des fins politiques et ça marche très bien. »
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La tuerie du Bataclan, l’assassinat de Samuel Paty… Les jihadistes s’attaquent toujours aux mêmes cibles : la culture, le savoir. « Je fais remarquer ça à mes élèves. Ceux qui tuent au nom de l’islam ne s’attaquent jamais à l’extrême droite. Je leur dis : vous avez vu le siège du RN brûler vous ? Non, car on n’attaque pas son fonds de commerce. Mais, je ne suis pas sûre qu’ils comprennent et encore moins qu’ils approuvent », conclut désabusée et très pessimiste la prof qui a de plus en plus l’impression qu’on lui demande de garder des élèves et de tout faire pour limiter les « incidents » qui à tout moment pourraient mettre le feu aux poudres. D’où sans doute l’explosion, depuis la mort de Samuel Paty, des cas d’autocensure des professeurs. Le sondage Ifop pointe bien cette anxiété croissante autour des questions de laïcité. Ainsi, 56 % de professeurs, depuis l’assassinat de Samuel Paty, parlent de « pratiques d’évitement (qui) se multiplient dans le corps enseignant » contre 36 % avant. Soit, plus d’un prof sur deux qui s’autocensure sur la laïcité pour éviter « des incidents sur ces sujets ».
On comprend mieux pourquoi Marie, prof de lycée pro qui bataille pour la laïcité et la culture, passe aux yeux de certains élèves pour « une courageuse ».