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France : A Nice, Collages féministes censurés lors de la venue de Darmanin : la justice saisie
samedi 17 décembre 2022, par
Source : Mediapart 13/12/2022
Collages féministes censurés lors de la venue de Darmanin : la justice saisie
Marine Turchi
La date est symbolique. Alors que la cour d’appel de Paris examine mardi 13 décembre l’appel de Sophie Patterson-Spatz contre le non-lieu prononcé en faveur de Gérald Darmanin dans l’enquête pour « viol », la librairie niçoise qui a vu ses messages féministes faisant écho à l’affaire censurés par les forces de l’ordre lors de la venue du ministre saisit le tribunal administratif. Selon nos informations, l’avocate des libraires, Lorraine Questiaux, a déposé, mardi matin, une requête au tribunal administratif de Nice sollicitant l’annulation de la décision qui a mené à cette opération de police administrative. Elle souhaite obtenir la reconnaissance de « l’illégalité » de cette décision, qui « doit s’analyser comme un détournement de pouvoir ».
Dans sa requête de quinze pages consultée par Mediapart, l’avocate estime que cette décision a affecté la librairie car elle a porté atteinte, d’une part, « à l’exercice de sa liberté d’expression en censurant les messages figurant en vitrine », et, d’autre part, « à l’exercice de sa liberté de commerce, puisque l’opération de police s’est soldée par une fermeture forcée de l’établissement durant plusieurs heures ». « Cette opération de police n’était justifiée que par
l’objectif de censurer les messages militants en vitrine et non pour assurer le respect de l’ordre public, comme par exemple la sécurité du déplacement du ministre », indique-t-elle dans sa requête. Selon l’avocate, à travers cette opération, « les forces de l’ordre ont été détournées de leur mission d’intérêt général à des fins privées », dans le but d’« étouffer l’affaire judiciaire personnelle » de Gérald Darmanin – qui était évoquée dans ces messages
féministes.
« C’est le fait du prince », explique-t-elle à Mediapart. Outre l’annulation de la
décision, Me Questiaux réclame « des excuses publiques aux requérantes » de la part du maire de Nice et du ministre de l’intérieur, ou en tout cas de l’État.
Cette procédure se doublera d’une requête en référé que l’avocate souhaite déposer mercredi, en vue d’obtenir la reconnaissance d’une faute de l’administration.
Une librairie recouverte de tissus noirs : Que s’est-il passé vendredi 9 décembre ?
« Trois jours avant, on avait reçu Hélène Devynck pour son livre Impunité [qui dénonce des violences sexuelles de Patrick Poivre d’Arvor – ndlr], raconte à Mediapart Anouk Aubert, qui dirige, avec Maud Pouyé, la librairie niçoise Les Parleuses. La semaine avait encore été marquée par une avalanche d’affaires de violences sexuelles dans les médias (Norman Thavaud, Jean-Marc Morandini, etc.). Puis on a appris que Gérald Darmanin serait en visite le 9 décembre au nouvel hôtel des polices, tout près de la librairie. On s’est dit que cela faisait sens de faire quelque chose. ».
Le matin de la venue du ministre, entre sept et huit heures, les libraires ont autorisé le collectif des collages féministes de Nice à apposer des messages féministes à l’intérieur et à l’extérieur de leurs vitrines :
« Qui sème l’impunité récolte la colère » ; « Violeur on vous voit, victimes on vous croit » ; « Sophie on te croit » (en référence à Sophie Patterson-Spatz,
qui a porté plainte pour « viol » contre Gérald Darmanin) ; et « Impunité », surplombant les livres d’Hélène Devynck exposés en vitrine.
« On a fait cela spontanément, pas du tout de manière organisée, et en faisant attention à ne pas être diffamantes, relate Anouk Aubert. On ne savait même pas que quelques jours plus tard, il y avait une décision judiciaire dans l’affaire
qui vise Darmanin ! »
Vers 8 h 30, alors que les militantes ont terminé les collages, un dispositif policier se déploie dans le quartier. Les libraires affirment avoir aperçu des policiers en civil arracher les collages situés à l’extérieur de la vitrine, puis avoir vu une voiture de la Métropole de Nice déposer du bois et des tissus noirs, et des CRS construire un grand cadre en bois afin d’étendre les tissus devant la vitrine abritant des messages à l’intérieur, comme le montrent ces images : Lorsque les deux associées souhaitent rentrer dans leurs locaux, en expliquant
qu’elles sont les gérantes du lieu, un policier leur aurait rétorqué, selon leur récit :
« Vous devez imaginer ce qui pose problème. » « Ils nous ont demandé nos papiers d’identité. On n’était pas virulentes, on lui a demandé ce qui était illégal, explique Anouk Aubert. Il a dit qu’il ne pouvait pas nous répondre, qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres. »
Puis un agent de la police nationale, en uniforme, les aurait autorisées à entrer et à ouvrir la librairie.
« On a demandé ce qui nous était reproché, il nous a demandé si on savait “la frontière entre la légalité et l’illégalité”... »
Ce policier leur aurait demandé de ne pas sortir le mobilier de terrasse et leur aurait interdit d’ouvrir leur second local à proximité (la librairie jeunesse).
« On est restées dans cette étrange ambiance pendant une heure et quart... », raconte Anouk Aubert. Ce n’est que vers 11 heures, après le départ de Gérald Darmanin, que l’agent les aurait autorisées à ouvrir normalement leur librairie, et à retirer les draps occultants. Les deux libraires assurent qu’« à aucun moment » les forces de l’ordre ne leur auraient indiqué le fondement de leur action.
« Un policier nous a juste demandé qui était “Sophie”, on a dit que c’était une de nos copines qui dénonçait des violences sexuelles qu’elle avait subies. Il a répondu : “Ah oui, et ce n’est pas contre quelqu’un de connu ?” »
Les deux libraires disent avoir « halluciné » de la situation.
« Symboliquement, mettre des tissus noirs sur une librairie, cela me choque et m’angoisse », explique Anouk Aubert. Elles ont immédiatement alerté Hélène Devynck, qui s’est associée à leur action devant le tribunal administratif en s’estimant elle aussi victime de censure. La journaliste a également publié, le
10 décembre, une tribune dans Libération :
« L’opération des forces de l’ordre n’a fait que montrer ce qu’elle voulait cacher : l’impunité et le permis de violer que cet ordre accorde aux puissants », fustige-t-elle dans ce texte.
Jointe par Mediapart, Hélène Devynck explique avoir immédiatement réagi car
« l’image des murs roses défigurés par cette tache noire [l’]a fait bondir ». « Mettre un écran noir sur une librairie est un déni pathétique. Repeindre la réalité sur le passage du cortège du ministre est une tartufferie qui n’a pas sa place dans un régime démocratique. Impunité est devenu un mot interdit ? Plus que la réalité qu’il recouvre ? Pour quel autre propos l’État déploie autant de
moyens afin de l’effacer ? Le féminisme doit-il être combattu par un gouvernement qui prétend faire de l’égalité une grande cause nationale ? », interroge-t-elle. La journaliste y voit au passage la « démonstration incontestable » que « l’affaire PPDA est politique ».
Pas de réaction du ministère de l’intérieur : Qui a pris la décision de recouvrir les vitrines de la librairie de tissus noirs ? Sur quel fondement ? Jointe par Mediapart, la mairie de Nice nous a renvoyés vers la préfecture des Alpes-Maritimes, « qui coordonne la sécurité ». Contactée, celle-ci ne nous a pour l’instant pas répondu. Pas plus que la police nationale, la porte-parole du
ministère de l’intérieur Camille Chaize, ou le cabinet de Gérald Darmanin, sollicités lundi après-midi.
Dans sa requête, Lorraine Questiaux souligne que, « bien que l’auteur de la décision litigieuse reste à déterminer », celle-ci est « rattachable au pouvoir de police administrative de la mairie de Nice ou/et de celui du ministre de l’intérieur, dans la mesure où elle a été prise dans le cadre de l’opération de maintien de l’ordre mise en œuvre à l’occasion de la visite du ministre de l’intérieur ».
Et l’exécution de cette opération a « été menée par des services
opérationnels différents (CRS, policier municipaux, membre du service d’ordre du ministre) ».
L’avocate insiste sur « la gravité » de cette opération, qui vise un lieu particulier : une librairie,« lieu de culture et d’expression ». Dans sa requête, elle indique que la protection de la liberté d’expression est « renforcée » dès lors qu’elle s’inscrit
« dans le contexte d’une expression de nature politique ». En l’espèce, « il s’agissait d’une action militante et politique visant à dénoncer les violences sexuelles commises par certains hommes puissants (et corrélativement
de l’impunité que leur offre leur position de pouvoir) contre les femmes dans un contexte sociétal particulier ».
Pour elle, il s’agit d’une décision « sans précédent » : « J’ai cherché, dans les jurisprudences, on trouve des opérations de police qui sont critiquables (démantèlement de camps de réfugiés par exemple), ou des interdictions de rassemblement dans des librairies prises par les maires en raison d’un possible trouble à l’ordre public causé par la sortie d’un livre controversé. » Or, « il n’y a pas de question de maintien de l’ordre ici, insiste-t-elle. C’est une décision de
censure, un détournement de pouvoir pur et simple ».
Depuis son entrée au gouvernement en 2017, Gérald Darmanin a été accusé de « viol » par Sophie Patterson-Spatz et d’« abus de faiblesse » par une habitante de Tourcoing (Nord). La première affaire a fait l’objet d’un non-lieu (contesté devant la justice par la plaignante) ; la seconde d’un classement sans suite. En 2020, sa promotion au ministère de l’intérieur – qui pilote notamment la lutte contre les violences sexuelles –, avait suscité l’indignation des associations féministes. Lors du dernier remaniement, en juillet, il a conservé son ministère,
avec un portefeuille élargi.