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Iran: Sepideh Farsi, cinéaste iranienne : « Un régime qui tue ses enfants, viole sa jeunesse, massacre ses minorités, n’a plus de base et plus aucune légitimité »

Saturday 7 January 2023, by siawi3

Source: https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/06/iran-un-regime-qui-tue-ses-enfants-qui-massacre-ses-minorites-n-a-plus-de-base-et-plus-aucune-legitimite_6156809_3232.html

Sepideh Farsi, cinéaste iranienne : « Un régime qui tue ses enfants, viole sa jeunesse, massacre ses minorités, n’a plus de base et plus aucune légitimité »

TRIBUNE
Sepideh Farsi
Cinéaste et blogueuse

Arrêtée en 1981 à l’âge de 16 ans, la cinéaste raconte dans une tribune au « Monde » comment Téhéran a exécuté à cette période de nombreuses jeunes femmes, dont une certaine Maryam, « sœur » des victimes actuelles. Elle demande à l’Occident de ne plus s’adresser aux dirigeants iraniens.

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Arriver au point de ne plus pouvoir se regarder dans la glace, tellement le sentiment de culpabilité d’être en vie et en sécurité hors de l’Iran est profond au moment où beaucoup d’Iraniens risquent leur vie pour la liberté. Chaque nouveau visage de jeune tombé sous les coups du régime iranien fait de moi la jeune fille de 16 ans que j’étais et me renvoie dans un long et sombre couloir, dans lequel j’avance les yeux bandés, sans savoir ce qui m’attend au bout.
« Maryam… » J’entends une voix de femme de l’autre côté de la salle des visites. Ce n’était pas mon prénom, et pourtant je me suis retournée. Le visage de la femme a changé d’expression en me voyant. « Vous portez le foulard de ma fille », dit-elle. Son mari, à ses côtés, gardait le silence. Oui, je lui dis, et je ne savais plus comment finir ma phrase. On était en décembre 1981. Quartier des femmes de la prison de Vakilabad à Machhad, où Maryam et moi étions détenues, avec plusieurs centaines d’autres femmes, dont beaucoup d’adolescentes comme nous. C’était le jour de visite et les familles étaient là pour voir les leurs.

Nous avions le même âge et attendions notre procès. Les règles de sécurité faisaient qu’on ne parlait jamais des charges qui étaient retenues contre nous par le régime. Moins on en savait les uns sur les autres, mieux c’était. Et Maryam était parmi les plus silencieuses. Depuis qu’Ali Razini, mollah diplômé de l’école de clergé ultraradicale Haghani, avait été mis à la tête du tribunal révolutionnaire de Machhad, les procès étaient encore plus expéditifs, ne durant que quelques minutes. Razini était réputé pour avoir une dent contre les femmes. C’est lui qui avait démarré la vague d’exécutions à Machhad, condamnant plus d’une centaine de femmes à mort en moins de trois mois.


Couloirs de la mort

Lors du procès, la question centrale posée à l’accusée était de savoir si elle acceptait de se repentir devant une caméra de télé. La plupart de celles qui refusaient étaient envoyées vers les couloirs de la mort. Nous leur faisions nos adieux le matin, alors qu’elles partaient au tribunal révolutionnaire. Les gardiens les embarquaient, les yeux bandés, et le soir, lorsque le groupe revenait, il manquait souvent deux ou trois à l’appel. Et nous savions ce que ça voulait dire. C’étaient celles qui avaient maintenu leur position. Celles qui allaient être exécutées dans la nuit, souvent sans que leur famille puisse leur rendre une dernière visite. La nouvelle de leur mort était publiée dans le journal Khorasan quelques jours plus tard.

Le protocole était le suivant : la liste des prisonnières convoquées au tribunal était crachée par le haut-parleur le soir, avant le jour de visite des familles. Et ce soir-là, parmi les noms, il y avait celui de Maryam. Son tour était arrivé. Mais cela n’avait pas ébranlé son calme. Elle était venue me retrouver avant le couvre-feu, et m’avait prise à part pour me parler. « J’ai mon procès demain et je ne pense pas que j’en reviendrai », me dit-elle sans préambule. Un long silence suivit. « J’ai un service à te demander, poursuivit-elle. Je veux partir avec des habits propres. J’ai lavé mon foulard, mais il ne va pas sécher d’ici à demain matin. Il fait trop froid. J’aimerais porter un foulard vert et le tien est presque de la même couleur que le mien. Est-ce que tu veux bien qu’on échange nos foulards ? »

Ça sonnait comme un troc anodin de vêtements que l’on fait à l’école avec sa meilleure copine. Mais il était de tout autre nature… « Après-demain, lorsque mes parents viendront pour la visite, tu leur diras qu’ils m’ont emmenée au tribunal et ils comprendront. Es-tu d’accord ? » Elle était plus grande que moi. Je devais lever la tête légèrement pour la regarder dans les yeux. Je lui ai tendu mon foulard vert et on s’est quittées là-dessus.

Le foulard vert

Le lendemain, dans la cour de la prison, j’ai trouvé un foulard vert sombre qui séchait sur la corde à linge. Je l’ai détaché et noué sous mon menton avant d’aller en salle de visite. A ses parents, il a suffi que je dise cette seule phrase : « Maryam a été emmenée au tribunal hier matin. Son foulard n’était pas encore sec, alors on a échangé nos foulards. » Ils m’ont remerciée et sont repartis aussitôt, quelque chose dans le regard de sa mère me disait qu’elle avait tout deviné. C’est ce regard qui me revient dès qu’un jeune est tué en Iran.
La dernière image que j’ai de Maryam est celle d’une jeune fille qui s’éloigne la tête haute, portant mon foulard vert. Le sien m’a couvert les cheveux tous les jours jusqu’à ma libération. A cette époque, nous étions aussi interchangeables que nos foulards. Et j’aurais pu partir à sa place. C’est ce que je me dis encore aujourd’hui.

A Machhad, il y a une semaine, Majidreza Rahnavard a été pendu en place publique. Dans la dernière vidéo qui circule de lui, les yeux bandés et les cheveux coupés à ras, le bourreau cagoulé lui demande ce qu’il aimerait que l’on fasse sur sa tombe. Il le pousse à dire une phrase, comme pour souligner son absence de foi religieuse… « Alors, tu n’aimerais pas qu’on récite le Coran sur ta tombe, c’est bien ça ? » et Majidreza répond sur un ton calme : « Je n’aimerais pas qu’on me pleure. Je voudrais qu’on danse sur ma tombe ! »

Point de non-retour

Pour mater la révolte, le régime iranien a entamé une nouvelle spirale de violences. En plus des exécutions et des arrestations massives, il utilise même des enlèvements et des viols de manifestantes. Deux des dernières victimes connues sont Aida Rostami, jeune médecin qui soignait les protestants blessés, dont le corps mutilé a été rendu à sa famille, et Massoumeh, collégienne de 14 ans, morte des suites de viols multiples et dont la mère a disparu après avoir prévenu les médias. D’autres jeunes se suicident après leur libération. Ces crimes nous renvoient aux heures les plus sombres de notre histoire. Des années où chaque jour apportait son lot de disparus. Où il fallait payer les balles qui avaient troué le corps d’un être cher pour pouvoir enterrer sa dépouille. Des années où il fallait taire son deuil par peur du bannissement, des années de corps déchiquetés à coups de couteau.

Un régime qui tue ses enfants, qui viole sa jeunesse, qui opprime ses ouvriers, massacre ses minorités n’a plus de base et plus aucune légitimité. Les Iraniens l’ont bien compris et l’expriment avec clarté. Il est temps que les dirigeants des pays libres et démocratiques, dont Emmanuel Macron, reconnaissent le droit à l’autodétermination du peuple iranien. Nous ne vous demandons pas grand-chose. Juste que vous cessiez de vous adresser à un régime qui ne nous représente plus depuis longtemps et qui tue nos enfants. Le régime iranien a franchi un point de non-retour et son départ est inéluctable. Soyez du bon côté de l’histoire.

Maryam Erfani est l’une des centaines de jeunes femmes exécutées à Machhad en 1981. Elle avait à peine 17 ans au moment de sa mort. Aucune trace de son procès n’a été trouvée à ce jour.

Sepideh Farsi est cinéaste et blogueuse. Son film d’animation « La Sirène » vient d’être sélectionné à Berlin, au 73e Festival international du film (du 16 au 26 février).