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France : Samuel Paty : un an après, les profs abandonnés au front

lundi 17 avril 2023, par siawi3

Source : https://charliehebdo.fr/2021/10/societe/education/samuel-paty-an-apres-profs-abandonnes-front/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=NEWS%20QUOT%20-%20DOSSIER%20-%20SAMUEL%20PATY-%20%2011042023%20-%20ABONNES&utm_medium=email

Samuel Paty : un an après, les profs abandonnés au front

Reportage
Laure Daussy

Dessins de Biche

Mis en ligne le 13 octobre 2021 · Paru dans l’édition 1525 du 13 octobre 2021
Archives

Le 16 octobre 2020, Samuel Paty était assassiné, décapité, pour avoir fait son métier. Un an après, les enseignants sont toujours en première ligne face à des élèves ou à des parents qui remettent en cause leurs cours. Beaucoup se sentent lâchés par leur hiérarchie, voire carrément méprisés. L’enseignement de la laïcité et de la liberté d’expression est de plus en plus compliqué et explosif.

Début septembre, un enseignant d’histoire-géo a lancé sur Facebook un groupe, « Les salles de cours de Samuel Paty », pour rendre hommage à son collègue assassiné. « Publiez votre photo de votre salle de classe, […] de votre établissement en hommage à notre collègue Samuel Paty afin que, dans tous les établissements scolaires de France (et d’ailleurs), un lieu soit consacré à son souvenir […]. Face à un ministère qui joue profil bas sur ce sujet et un président qui évoque Samuel Paty en s’affichant avec deux youtubeurs grimaçants, nous devons être dignes et nous rapprocher pour nous souvenir. » Tout est là : un traumatisme encore présent et, pour beaucoup, une rupture totale avec le ministère et le président de la République, qui a évoqué Paty en tenant les portraits des youtubeurs McFly et Carlito. Un grand nombre de profs ne décolèrent pas non plus, au vu de la manière dont s’est déroulé l’hommage l’année dernière, à la rentrée scolaire, après la Toussaint. « Hommage gâché et en dessous de tout », peut-on lire aussi sur le site des Stylos rouges, collectif de profs indépendants qui reprend l’appel.

Une rupture totale avec le ministère et le président

Quelle est la situation des enseignants depuis  ? Certains évoquent Paty en pleurant, d’autres reconnaissent avoir été envahis par différents problèmes, notamment la crise du Covid à gérer tout au long de l’année. Mais ils sont nombreux à vivre au quotidien des situations qui pourraient les mettre en danger, comme leur collègue. Depuis 2017, ils ont la possibilité de faire remonter des « signalements » d’atteinte à la laïcité. Dispositif peu connu, que beaucoup ont redécouvert après le drame de la mort de Samuel Paty. Le 16 avril dernier, le ministère faisait état de 547 signalements entre décembre 2020 et mars 2021. On est monté jusqu’à 800 cas, par exemple pour le premier trimestre 2018. C’est un chiffre à rapporter aux 12 millions d’élèves, c’est donc relativement peu. Qu’est-ce que cela signifie  ? Tout ne remonte pas, estime Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’Éducation nationale, fervent défenseur de la laïcité. Une enquête de l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo, parue en janvier 2021, est plus alarmante : 53 % des enseignants interrogés auraient observé de la part d’élèves au moins une fois des formes de contestation au nom d’une religion, et près d’un enseignant sur deux déclare s’être autocensuré au moins une fois. « C’est une situation de masse », assure Jean-Pierre Obin.

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Parfois, les contestations se font dès la maternelle, même si elles restent rares. Une ancienne enseignante, qui fait partie de l’association Lire et faire lire, venue dans une classe de grande section près de Marseille, nous raconte qu’un petit garçon s’est levé et lui a dit : « Vous n’avez pas le droit de lire ça, c’est du halouf. » C’était Les Trois Petits Cochons. « Tu peux te boucher les oreilles, si tu veux », lui a-t-elle répondu. « Finalement, il a écouté l’histoire et n’a plus rien dit. » Dans la presse, en Haute-Garonne, on peut voir cette affaire qui date de quelques semaines avant Samuel Paty, celle d’une enseignante de lycée menacée par une élève après avoir évoqué le voile dans sa classe. « Certains élèves ont contesté les propos de la professeure en affirmant que la charia était supérieure à la loi de la République », expliquait le recteur. Une prof de banlieue parisienne nous raconte cet échange dans sa classe après l’assassinat de Samuel Paty : « Si mon nom circule sur les réseaux sociaux, vous ne me laisserez pas me faire égorger  ? » demande-t-elle. Une élève lui répond : « ça dépend de ce que vous avez dit. » « Je vais te faire une Samuel Paty » est d’ailleurs une expression que des enseignants ont pu entendre, soit leur étant destinée, soit prononcée entre élèves. Plus rarement, les problèmes viennent parfois des enseignants eux-mêmes : une prof de lycée pro nous a raconté avoir eu pour collègue un contractuel qui refusait de serrer la main de ses collègues femmes.

Plusieurs enseignants témoignent du manque de soutien de la part des établissements, le « pas de vagues » serait encore à l’oeuvre, malgré la volonté affichée de Jean-Michel Blanquer de soutenir les enseignants. À Toulouse, au collège Bellevue, avant l’assassinat de Samuel Paty, un élève a demandé à être dispensé de cours d’arts plastiques car il estimait que dans la religion musulmane il ne fallait pas représenter de visages. L’élève aurait d’abord eu gain de cause et été autorisé à ne pas venir. Quelques jours plus tard, après avoir tenu des propos relevant de l’apologie du terrorisme, il est exclu définitivement à l’issue d’un conseil de discipline, mais la prof concernée estime qu’elle n’a pas été suffisamment soutenue. Elle a dû insister pour qu’il y ait ce conseil de discipline, elle aurait été critiquée par les parents lors de ce conseil, sans que personne n’intervienne. Pire, même après l’assassinat de Samuel Paty, le soutien de certains rectorats laisse à désirer. Un prof au collège Les Battières, à Lyon, menacé par un parent d’élève, n’a obtenu un soutien qu’après une grève de ses collègues. En Charente, à Cognac, un enseignant s’estime totalement abandonné par ses collègues et sa hiérarchie.

Tout aussi inquiétant, nous avons aussi reçu le témoignage d’atteintes à la laïcité qui passent habituellement sous le radar des médias. En collège rural, aux alentours d’Amiens, une enseignante en histoire-géo nous raconte que chaque année, dans le cadre du programme de cinquième sur la naissance du monde musulman et le Moyen Âge, elle organisait une visite de mosquée et celle d’une cathédrale. Sur 100 élèves, chaque année, trois ou quatre familles refusaient que leur enfant visite la mosquée. Un parent a même mis sur le cahier de correspondance : « Mon enfant ne travaillera pas sur ce chapitre car je rejette le monde musulman »… Dans un collège voisin, ce sont tous les parents qui ont mis leur veto à cette sortie. Rappelons que, dans cette région, le vote en faveur de l’extrême droite fait des scores mirobolants. Preuve que la société se fragmente et que l’école en est le premier réceptacle.

À part quelques enseignants, peu acceptent de témoigner, et tous demandent absolument l’anonymat. Comment l’expliquer  ? Il y a probablement la peur de menaces de certains élèves, de représailles de la part de la hiérarchie, de l’instrumentalisation du sujet. Un enseignant en histoire-géo et membre du syndicat CFE-CGC nous confie d’ailleurs son désarroi quand il a envoyé un mail à ses collègues pour leur proposer une action en souvenir de Paty, et que seuls trois de ses 50 collègues lui ont répondu : « Certains restent tétanisés et sidérés, d’autres sont enfoncés dans une surcharge de travail. Il y a ceux qui s’en foutent et ceux qui ne répondent pas car je ne suis pas du bon syndicat pour eux. » Voilà un résumé d’une ambiance de salle des profs.

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Une chose est sûre, le sujet de la laïcité et de la liberté d’expression est explosif chez les enseignants. Nicolas Glière, un des porte-parole des Stylos rouges : « Beaucoup de profs sont très à gauche et ont peur de stigmatiser. On a viré d’ailleurs du groupe une centaine de profs qui, après Paty, écrivaient : « On le soutient, mais… » » Une autre enquête de l’Ifop, de juillet 2021, montre qu’il y a une vraie fracture sur le sujet entre les jeunes enseignants et les moins jeunes.

La laïcité et la liberté d’expression sont de plus en plus complexes à transmettre sur le terrain. Ce sont les enseignants d’histoire-géo qui sont en première ligne, avec les cours d’enseignement moral et civique (EMC). « La laïcité est de plus en plus vue sous une conception coercitive, elle n’est pas perçue comme une liberté face aux fondamentalismes, témoigne un enseignant en réseau d’éducation prioritaire (REP) à ­Paris. C’est la conséquence de toutes les attaques qu’elle a subies, ce sont les discours de Tariq Ramadan qui ont influencé. » Parfois, à l’issue d’un cours sur la laïcité, un prof est accusé d’être raciste. Dans l’année, le Syndicat national des lycées et collèges (Snalc) a dû gérer quatre cas de ce type. « Des accusations de racisme infondées, toujours un cours ou un propos mal compris », souligne le porte-parole du syndicat, Jean-Rémi Girard. La fondatrice du collectif d’enseignants Vigilance Collèges Lycées, Delphine Girard, prof de lettres dans l’académie de Créteil, estime qu’il y a une confluence entre deux « idéologies identitaires » chez les élèves : « D’un côté, ceux qui pensent que la laïcité est contre eux, et ceux qui sont « woke » et les soutiennent dans cette interprétation. »

Mais les profs sont aussi confrontés à un autre obstacle. « Aujourd’hui, quand on en parle, on doit faire face surtout aux propos de Zemmour, qui instrumentalise le sujet », nous confie une enseignante de banlieue parisienne, elle-même très engagée en faveur de la laïcité et de la liberté d’expression, qui montre chaque année des caricatures de Charlie à ses élèves. Elle a dû un jour rassurer une élève qui porte un voile en dehors du lycée, à qui une personne avait dit : « Retourne chez toi. » « J’ai dû lui expliquer que ce n’est pas ça, la laïcité. » Elle considère aussi que la « laïcité de combat » menée par Jean-Michel Blanquer est contre-productive. « Ça nous dessert », souligne-t-elle. « Cette ambiance fait que nos cours ne sont plus audibles. Il y a d’un côté des discours victimaires qui font beaucoup de mal, et de l’autre une laïcité hyper clivante », abonde un autre enseignant en REP. Il ajoute : « La laïcité, il faut la faire vivre. On parvient à la transmettre aux élèves sur un temps long. Si on en fait un sujet de clivage, on ne va plus pouvoir en parler. » ●

Blanquer, un fiasco  ?

Le ministre de l’Éducation nationale a demandé un rapport à Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général, sur la formation des enseignants au sujet de la laïcité. À part les profs d’histoire-géo, beaucoup reconnaissent être démunis. Le ministre a repris l’intégralité des propositions d’Obin, qui devaient être mises en place dès cette rentrée. L’objectif est un grand plan de formation : 1 000 formateurs, qui ensuite formeront les autres enseignants dans les quatre ans. Les premiers cours devraient commencer bientôt, mais c’est pour l’instant bien flou. Par ailleurs, le ministère a envoyé à la rentrée un guide de la laïcité, complété et mis à jour. Il y a eu aussi ces fameuses affiches qui ont suscité une levée de boucliers. « On a réussi à faire une campagne sur la laïcité sans faire référence au concept même de religion », tacle un enseignant. De fait, les affiches n’évoquaient nullement la liberté de conscience, et ressemblaient davantage à une campagne sur le vivre-ensemble. Mais la rupture est telle entre les profs et Blanquer que cela donne l’impression que tout ce qui viendra du ministère sur ce sujet restera inaudible. La laïcité n’est pas la préoccupation première des profs, qui témoignent tous d’un profond sentiment de dévalorisation, voire de mépris. « Il est temps que Blanquer parte », lâche même un fervent défenseur de la laïcité qui gravite dans son entourage. L. D.