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Le blasphème au Pakistan, un instrument barbare au service du pouvoir
vendredi 12 mai 2023, par
Le blasphème au Pakistan, un instrument barbare au service du pouvoir
Alexis Da Silva
Mis en ligne le 12 mai 2023
Alors que le pays punit déjà à mort les auteurs de blasphème, de nombreux Pakistanais n’hésitent pas à se faire justice eux-mêmes en traquant les minorités religieuses ou les dissidents.
C’est bien connu : la religion, quelle qu’elle soit, n’est que paix et amour. Mais au Pakistan, elle est aussi un peu, voire beaucoup, violence et mise à mort. Le samedi 6 mai, dans la ville de Mardan au nord du pays, Nigar Alam a été tué sauvagement par des coups de bâtons et de matraques. L’homme de 40 ans, qui était chargé de prononcer une prière de clôture lors d’un rassemblement organisé par le parti de l’ancien Premier ministre Imran Khan, aurait tenu des propos « blasphématoires », entraînant un lynchage de la part des fidèles présents. « La foule était tellement agitée qu’il a été extrêmement difficile pour la police de récupérer le corps », a expliqué l’un des agents en charge de l’affaire.
Au Pakistan, plus de 2000 personnes ont été accusées de blasphème depuis 1987, et au moins 88 ont été tuées lors de lynchage pour des allégations d’offense à l’islam, selon le Centre pour la justice sociale au Pakistan, un groupe indépendant qui défend les droits des minorités. En 1986, la section 295C du Code pénal pakistanais a, en effet, prévu la condamnation à mort pour tout propos ou acte blasphématoire, en action ou en intention. « Concrètement, cela signifie qu’une seule accusation suffit pour arrêter une personne. Cette loi sert alors d’instrument pour traquer les minorités religieuses ou les dissidents », expose à Charlie Hebdo un chercheur spécialiste du pays, qui souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité.
Des chrétiens impurs
Si 97% des 230 millions d’habitants du pays sont musulmans, les 3% restants rassemblent des hindous, des sikhs ou des chrétiens, dont la majorité est catholique. Ces derniers vivent essentiellement dans la province du Pendjab, et sont pour beaucoup descendants de convertis hindous de basses castes. « Le Panjab pakistanais est encore très indien dans son fonctionnement, si bien que les chrétiens de cette zone cumulent stigmates religieux et social. Ils sont alors perçus comme étant impurs, et tout ce qui entre en contact avec eux le devient aussi », analyse l’universitaire.
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Originaire du Penjab, la chrétienne Asia Bibi avait ainsi été condamnée à la pendaison en 2010, après avoir été accusée par des femmes musulmanes de son village d’avoir bu l’eau du puits dans leur gobelet – et donc de l’avoir souillé. Durant huit années, la paysanne analphabète de 48 ans est devenue la cible des groupes religieux extrémistes de tout le Pakistan, jusqu’à son acquittement par la Cour suprême, en 2018. « Ce jugement a donné lieu à une vague de protestations dans le pays, obligeant le gouvernement à s’engager à ce qu’elle ne quitte pas le Pakistan tant qu’un ultime recours des islamistes ne soit entendu. C’est tout le paradoxe : si les juridictions supérieures, souvent du fait de pressions internationales, décident parfois de relâcher les inculpés, beaucoup de Pakistanais souhaitent rendre justice eux-mêmes, et organisent ces lynchages sauvages », explique le spécialiste.
Fuir ou mourir
Conséquence de cette barbarie : les accusés doivent fuir le pays – comme Asia Bibi, exfiltrée vers le Canada en 2019 – ou vivre dans la clandestinité. En août 2021, Amnesty International rapportait par exemple le cas d’un garçon hindou de huit ans accusé de blasphème pour avoir uriné dans une bibliothèque d’une école religieuse. Ce grave « incident » – pourquoi, bon sang, ne portait-il pas de couche ? – a déclenché l’attaque d’un temple hindou et des menaces de mort à l’encontre de ses parents, condamnés à quitter leur domicile. « Les minorités au Pakistan sont en butte à des attaques fréquentes, et l’inculpation d’un garçon de huit ans pour des accusations pouvant emporter la peine de mort obligatoire illustre parfaitement la persécution dont elles font l’objet », déclarait alors Rimmel Mohydin, chargée de campagne pour l’Asie du Sud à Amnesty International.
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« Aujourd’hui, il n’est toujours pas question de modifier cette loi contre le blasphème. En public ou en privé, personne n’ose de toute façon la critiquer, car le risque est bien trop grand », conclut le chercheur. L’actualité lui donne difficilement tort : le 17 janvier dernier, l’Assemblée nationale du Pakistan a adopté un amendement à la législation sur le blasphème. Désormais, l’insulte aux compagnons, épouses et membres de la famille du prophète peut donner lieu à dix ans d’emprisonnement, contre quatre auparavant.